[Je joue ici l’exercice d’écriture comme mes stagiaires : Raconte un moment fort de ta vie. Objectif : affûter l’art de décrire  les champs émotionnel et sensoriel. Ce jour-là, pour accompagner mon équipe de journalistes de télévision, je participe au jeu.]

Ce reportage à bord d’un bateau de boat people a bouleversé ma vie. Regards suppliants. Ma carrière de journaliste en Nouvelle-Calédonie a basculé ce jour-là, en 1997. Six mois après ces reportages, je serai appelé à devenir formateur.

Les boat-people chinois me tendent les bras pour m’aider à monter à bord du bateau en bois qui a jeté l’ancre dans cette baie de Nouvelle-Calédonie. Depuis le hors-bord, je franchis le parapet du vieux chalutier et contemple ces 39 réfugiés : des hommes en short et t-shirt sales, femmes et enfants timides, tous arrivés de Chine. Vêtus de misère, mais les regards fiers et épuisés. Visages maigres, sourires timides. Je capte leur espoir dramatique, la douleur discrète des trois mois de mer en furie pour arriver sur le territoire calédonien. Une pudeur immense et digne. Ils demandent asile.

Tous sont debout, hommes, femmes et enfants, quand nous posons le pied sur le pont. Sauf une femme, assise sous le franc-bord avant, immobile. Elle me fixe, l’air grave. J’ai mon appareil photo à la main, la pose est statuaire, magnifique et me donne l’idée d’en faire le portrait, mais je n’ose pas. Son regard lourd m’impressionne, je ne réalise pas pourquoi. La pose figée si intense, et surtout ce regard profond comme un puits. Malgré mon expérience de reporter photographe de terrain, quelque chose me retient. Un mois plus tard, un médecin m’expliquera : « Elle avait fait une fausse-couche en mer qui a déclenché une septicémie. Elle était en train de mourir pendant que vous la regardiez. Nous l’avons sauvée à quelques heures près. »

Pour sauver leur peau

Le bateau est arrivé tôt ce matin dans la baie de Téoudié. Nous sommes en Nouvelle-Calédonie, ce territoire d’outre-mer de la métropole française de l’autre côté de la planète. Les réfugiés ont visé ce caillou français dans le Pacifique avec les cartes marines pour sauver leur peau. Sur ce bateau, ils sauvent leur vie et j’écris une page décisive de ma vie. J’ai 28 ans. Ma carrière de journaliste entame un tournant que je n’imagine pas encore.

Je me balade dans le bateau, réalise des portraits, prends mes notes de reportage, rassemble les maigres informations disponibles sur ce bâtiment de misère. Le capitaine parle quelques mots d’anglais, trop peu pour raconter le périple et les trois tempêtes traversées. Je visite la cabine, tout l’équipement de navigation a été démonté, arraché, détruit. Il reste la barre, des fils électriques pendouillent au plafond. Des jetons de jeu chinois au sol. Le bateau est vide. Nous apprendrons plus tard que le moteur a été sabordé intentionnellement. Ils ne veulent pas repartir. Ils me disent vouloir rester : « Stay, stay here ! » Ils ignorent les mots « asile politique ». En quelques minutes, je rassemble un maximum d’éléments. Les gendarmes arrivent, un peu fâchés quand même, je leur ai désobéi. « Vous devez descendre, monsieur ! C’est la quarantaine sanitaire, comme on vous a dit.
– Je sais, messieurs. Vous faites votre travail. Je fais le mien. Laissez-moi encore deux minutes je vous prie, et on descend. »
Les militaires se montrent compréhensifs. J’apprécie cette douceur humaine dans leurs regards. Ils sont touchés, eux aussi. Ils savent que je fais ce qui leur est empêché : alerter le grand public, ce qui permettra de les sauver.

Une heure plus tôt, au lever du soleil

Et leur patience me touche, tant je leur ai grillé la politesse depuis une heure. Avec mon confrère Thierry Ravalet, journaliste de RFO, nous étions sur le rivage à contempler ce bateau noir au loin, dès le lever du jour.

Six heures du matin, les gendarmes sont déjà là avec leur hors-bord sur la plage. Nous leur demandons :
« Bonjour Messieurs, est-ce que vous pourriez nous emmener à bord ?
– Non. Nous n’avons pas le droit. Vous ne pouvez même pas approcher à cause de la quarantaine sanitaire émise par le préfet. Il peut y avoir une maladie mortelle à bord.
– Ah, d’accord. »
Mon collègue et moi avons le même profil dans le métier. Deux baroudeurs que le danger attire. Je réfléchis quelques secondes. Risque d’épidémie, de virus tropical. Est-ce que je risque ma peau pour ce reportage ? Il y a des vies à sauver. C’est un gros coup journalistique, mais avant tout, humain. Le cœur du métier. Je suis célibataire sans enfant, je ne mets que ma vie en jeu : j’y vais.
En nous éloignant des gendarmes, nous échangeons un regard. « On monte à bord ?
– Bien sûr ! »

Nous allons dans le village trouver un propriétaire de gros hors-bord, sur remorque, dans son garage. Un Viet adorable d’aider ces réfugiés venus d’Asie. Il met son bateau à l’eau à côté des gendarmes. Lesquels nous interrogent : « Vous restez à distance, hein ? » 
Bien sûr, bien sûr… Mais dès que le villageois met les moteurs, je lui glisse à l’oreille : « Tu passes à tribord et on grimpe vite dans le chalutier. » Il sourit et accélère.

Nous sommes donc les deux premiers Français à bord de ce rafiot pourri qui a traversé trois tempêtes. Je ne le sais pas encore, mais dans les pires moments de la traversée, ils étaient tous à genoux en train de prier, convaincus de sombrer dans la minute. Vivre encore tient pour eux du miracle. Un deuxième bateau arrivera plus tard, portant à 110 le nombre total de réfugiés chinois sur le Territoire.

Matignon obéit à Pékin

J’attendrai des mois leurs témoignages de tortures subies en Chine. Des mois pour que la presse parisienne s’y intéresse. Des mois pendant lesquels mon propre journal m’aura censuré, avec ce point d’orgue le 24 décembre 1997 : j’arrive avec une page complète des récits de torture que certains boat people ont rédigé et remis au comité humanitaire des bénévoles. Un scoop. Ça explique leur arrivée sur le Caillou. 
« Tu nous fais chier Martin, avec tes Chinois ! » me dit un journaliste. Une autre me donne le coup de grâce : « Tes Chinois, on ne va pas en faire un roman. C’est Noël, on ne va pas embêter les gens avec ça. » Elle, c’est l’adjointe du rédac chef. Une politique inflitrée dans la rédaction. Elle jette mon reportage à la poubelle. Femme de réseaux. Bizarrement, mon texte est retiré le jour même du serveur informatique de la rédaction. C’est totalement inhabituel. Dossier politique détruit.

Pourtant, ces témoignages inédits expliquent la course contre la mort de 110 hommes, femmes et enfants réfugiés sur le sol calédonien depuis deux mois. Ils ne seront pas publiés dans le journal qui m’emploie, Les Nouvelles calédoniennes. Trois témoignages assez doux ont été écrits la veille par un confrère. Ce sera tout. Malgré les émotions qui m’assaillent, je reste stoïque et ne fais aucun scandale. En revanche, la rédaction garde jalousement les négatifs photos de mon reportage sur ces boat people, au mépris du droit d’auteur. Je n’ai pas pu récupérer mes archives photos de ce reportage. La rédaction finira par les détruire des années plus tard. 
Je suis atterré par cette censure. J’y pense la nuit, torturé par les remords d’être empêché d’exercer mon métier de passion. Mon combat humanitaire semble s’effondrer face aux pressions de la Chine. L’Empire du milieu veut récupérer ses ressortissants. Le gouvernement Rocard a plié et le ministre des DOM-TOM de l’époque, Jean-Jacques Queyranne, semble obéir à Pékin.

« Moi vivant, jamais on ne les laissera tomber. »

Sous les étoiles, je réfléchis au lieu de dormir, seul au monde. Démissionner serait donner la victoire à mes adversaires, ceux qui veulent me faire tomber. Rester, pour quoi faire ?
Finalement, le journal écourte notre collaboration. Il faut dire que le rédacteur en chef affronte la colère du préfet (le Haut commissaire calédonien, dit « haussaire ») après mes articles : « Si c’est si facile que ça, il n’a qu’à prendre ma place, votre petit journaliste ! » Je deviens un fusible.

 Me voici rentré à Paris un jour glacial de février 1998.
Dès ma sortie de l’aéroport, mon moral tombe dans les chaussettes et la météo m’offre un rhume. J’ai les témoignages dans le sac, quelques contacts. Je fais le tour des rédactions parisiennes : Le Figaro me propose sa dernière page. TF1 m’invite au 20 heures. Je choisis la puissance de feu médiatique de la télévision, un soir d’élections. 
Sujet de trois minutes avec le premier dissident chinois Wei Jingsheng et le président de Médecins du monde. Je résume face caméra les témoignages des réfugiés. Une femme enceinte violée par les policiers jusqu’à provoquer son avortement. Un adolescent les testicules écrasés. Des brimades, des poursuites d’enfants…
 Pendant que nous parlons, l’avion charter se prépare à décoller de Pékin pour aller chercher les 110 réfugiés en Nouvelle-Calédonie. Mais la diffusion de notre sujet change la donne. Le vol charter est annulé. De toute manière, il n’aurait pas pu emporter les boat people : mes copains avaient planqué des gigantesques camions de mine et des bulldozers géants à La Tontouta, près de la piste de l’aéroport. Le plan : dès que l’avion atterrirait, envahir la piste, y déverser des tombereaux de terre avec les engins de chantier. Aucun vol n’aurait pu décoller avant longtemps. Nous sommes déterminés à leur sauver la peau. Exactement ce que j’ai pensé à bord du premier bateau : « Moi vivant, on ne les laissera pas tomber. »

Les Chinois sont sauvés

Ce soir-là, notre passage au journal télévisé fait bouger Matignon. Et un événement s’est ajouté au profit des boat people. Le pouvoir français, les gendarmes mobiles, a tiré à balles plastiques quand ils se sont révoltés en s’installant sur le toit du campement. Six blessés hospitalisés, dont des femmes et des enfants : dépêches AFP, l’information grossit depuis le Pacifique et remonte au national, à Paris. L’opinion choquée s’indigne dans l’hexagone, le gouvernement recule. L’Express me fait écrire un papier. Les portes du campement s’ouvrent.
Paris délivre un accord. Les Chinois reçoivent une autorisation de séjour provisoire à Nouméa. Ils peuvent sortir du camp où ils étaient détenus depuis 6 mois, sans eau chaude ni fenêtre.
Les Chinois sont accueillis par la population après 6 mois d’emprisonnement par la République. Depuis Paris, je ne peux pas assister aux embrassades, mais le collectif humanitaire d’urgence monté avec tous les bénévoles (Secours catholique, Médecins du monde, notamment) me raconte la joie des libérés. Un copain du secours catholique me raconte, et j’ai enfin la possibilité, dans ses bras, de laisser couler des larmes, rarissimes chez moi. Nous avons gagné, leurs vies sont sauvées.

Me voilà blacklisté par mon groupe de presse. Mais ce soir-là, pour la première fois depuis six mois de lutte. Je m’endors avec le sourire. Ils ne retourneront pas se faire torturer et tuer dans leur pays.  J’ai perdu mon travail, quitté le Pacifique pour revenir en France, abandonnant une partie de mon âme en Nouvelle-Calédonie, mais nous avons gagné. Les Chinois sont sauvés.

Quelques jours plus tard, la vie m’ouvre une porte. Je reçois un appel étonnant. « Bonjour Martin, vous seriez d’accord pour former des journalistes ? » Ma carrière de formateur commence.
Martin BOHN