Journal de bord

L’arrivée – Premier accueil – Nouméa – L’agglomération – La rédaction – confrères – Ethnies – Un soir au bord de la baie – Déjeuner au Stanley – Un jardin botanique – L’eau – La faune – Auto – Niveau de vie – Ethnies –

 

J’arrive à Nouméa

[Jeudi 17 juillet 1997, aéroport de Tontouta, Nouvelle-Calédonie]

Le Boeing 747 de la compagnie Corsair entame sa descente vers la Nouvelle-Calédonie. Le soleil dévoile ses premières lueurs derrière les montagnes qui se détachent en ombres chinoise sur un ciel limpide. On ne distingue aucun détail. Sauf un instant, une lumière dans la nuit. Le Territoire garde son mystère. Il est environ 5h30 locales, nous descendons d’une altitude de 12 500 m à une vitesse de 1020 km/h.
6H06. Block des roues de l’appareil sur le tarmac de l’aéroport de Tontouta, 50 km au nord de Nouméa. Il fait juste un peu frais à l’extérieur : 18°C. Des gendarmes attendent au bas de l’escalier, sur la piste. Ils illustrent l’importance que la République attache à l’ordre jusqu’au bout du monde. Mêmes képis, mêmes regards. Serait-ce encore la France ?
Nous sommes de l’autre côté de la Terre, tête en bas. On tient. Le jour se lève. Pas un nuage, ciel bleu pâle, air pur, léger. Des chants d’oiseaux inconnus m’aident à réaliser ce que je mettrai plus de dix jours à comprendre… Je suis arrivé. Si j’étais moins ralenti par ces deux jours de vol, je rirais de joie. Je souris simplement, d’euphorie. D’autres passagers en font autant. Adieu le Nord de la France, les corons monotones du Valenciennois, les terrils noirs et tristes et le ciel gris posé en couvercle sur la tête. Ici, le ciel monte à l’infini. L’air souffle du Pacifique, à peine iodé, presque sans parfum. Des silhouettes d’arbres inconnus, très divers, se détachent sur l’horizon des montagnes. Nouvelle Calédonie, à 22000 km de la Loire et de la Garonne.
J’entre dans l’aéroport. Les files d’attente s’allongent. Comme nous étions nombreux dans cet avion! Peut-être 400 ? Un employé canaque feuillette méthodiquement les passeports, vérifie mon billet retour. Il vient chaque année plus de 100 000 touristes en Calédonie, dont 98% entrent par l’aéroport. J’entends mon nom par haut-parleur : on m’attend au bureau information dans le hall central. Un collègue du journal.

Premier accueil
Ma valise de trente kilos récupérée, je la traîne vers la douane. Un employé de la compagnie d’aviation vient à ma rencontre. Monsieur BOHN ? On craignait que vous ne soyez sorti. Votre collègue des Nouvelles attend dehors. Il me précède, glisse un mot aux fonctionnaires en uniforme et nous passons la douane en coup de vent. Mon collègue arrive, Pascal, chef du secrétariat de rédaction. Grand brun au regard volontaire. Délicates questions sur le vol, la fatigue. Direction : l’unique « autoroute », qui relie l’aéroport de Tontouta à la ville de Nouméa, à 50 km. Elle est en fait identique à une départementale « de France », comme on dit ici. En route, je découvre la diversité de la végétation. Pas un platane, pas un chêne, mais des sortes de palmiers et d’arbres noueux au feuillage de dentelle. Je ne reconnais que les modèles d’automobiles.

Nouméa
Nous arrivons à Nouméa, il fait complètement jour. Visite matinale de la ville en voiture. Nouméa est une ville avec des immeubles d’assurances, banques, administrations, hôtels de trois ou quatre étages, maisons de type colonial entièrement entourées d’une véranda protégée du soleil par des persiennes en bois, et des immeubles très moches que les Canaques ont troqué contre leurs cases : constructions des années 70 genre cases à lapin de banlieue où sèche un linge miteux aux fenêtres. Ces taudis sont réservés aux voisins de la zone industrielle, dans le plus pur style industrie portuaire pleine de métal rouillé et de cheminées fumantes. Entre les maisons, des rues avec trottoirs et plein de voitures. Beaucoup de 4×4. Jusque là, banal. C’est la « capitale » de l’île, avec 76 293 habitants en 1997. Le stationnement est payant dans tout le centre ville et j’ai pris ma première amende pour défaut de ticket : 1000 F. Je ferai partie des 57% qui paient spontanément leur amende en 1997 (contre 6% en 1996, avant que le système ne soit informatisé et dont les recherches laborieuses). Pour trouver une place, c’est souvent «la galère» durant cinq minutes. On trouve même des embouteillages aux heures de sorties de bureaux. J’en ai subi un qui durait presque 500 m. Donc Nouméa est civilisé.

Cassoulet à Plum
Nouméa. Je n’en suis sorti qu’aujourd’hui, 27 juillet, en accompagnant à Plum mon confrère Michel. Il était invité par ses copains, anciens du Vietnam. L’un d’eux cuisinait un très bon cassoulet. Un peu déroutant de déguster un cassoulet toulousain dans le Pacifique sud. Je flotte encore dans un dépaysement béat, la preuve, une saucisse m’amuse.

L’agglomération : une main
L’agglomération s’étend au bord du lagon, enchaînant cinq baies successives qui donnent à la « capitale » la forme d’une main. Le centre ville a été gagné sur l’océan en comblant le fond avec les scories retirées des mines de Nickel. Le territoire est d’une richesse minière incroyable. On estime les ressources locales en nickel à 30% des réserves mondiales. Au point qu’on plaisante ici, en disant : « Cultiver la terre, et pour quoi faire? Il suffit de la mettre en sacs et de la vendre. » En montagne, les falaises éventrées au bord de la route se teintent de vert. La roche est saturée de ce métal qui constitue la plus grosse industrie de l’île et partant, le premier moyen d’enrichissement.
Dans la « capitale », les quartiers portent des noms parfois évocateurs, parfois surprenants. Porte de fer, Porte d’argent, Vallée des Colons, Sainte Marie, Quartier latin, N’Géa, Ouen Toro, Ouémo, Pointe aux longs cous, Rivière salée… Le nom des baies parlent d’histoire. Anse du Tir, Baie de la Moselle, Baie de l’Orphelinat, Baie des Citrons, Anse Vata, Baie de Sainte Marie, Baie de Magenta. Les rues montent et descendent sur un relief digne de la Corse, qui ne s’aplatit qu’au bord de l’eau.

La rédaction
Premier accueil à la rédaction. On me salue très gentiment. Ici, on m’attendait. « Enfin du renfort ! » lâche cette collègue. On me demande de me présenter au début de la conférence de rédaction, je précise d’où je viens, mon expérience, mon âge, mon état civil. En entendant « célibataire, sans enfant », les collègues rient et gratifient Sandrine d’un « tu vois, un cœur à prendre ». Elle rougit. J’apprendrai à me taire.
L’ambiance semble, sans écarter de possibles coups de gueule, très loin de la tension à la rédaction de la Voix du Nord, où plusieurs collègues se guettaient pour médire les uns des autres. Là-bas, mes oreilles sifflaient parfois. Ici, on m’observe comme le nouveau. Je devrais avoir des semaines de répit avant que la médisance ne commence. Quoique. Aujourd’hui, quand je repense à certains jaloux qui me portaient des coups dans le dos à Denain ou Valenciennes, je souris de les savoir dans leur bocal de verre, ciel grisâtre, guettant une autre proie sur qui médire.

Mercredi 23 juillet 1997
Les relations à la rédaction sont agréables. Les conditions de vie éloignée de la terre natale favorisent le rapprochement entre Zoreilles. On s’offre à boire, on raconte sa vie. Certains se confient déjà, me taquinent. Ambiance fraternelle des émigrés en terre lointaine.

lundi 4 août 1997
Retour de congé du red chef. Je me présente. Il dit de lui-même avoir « mauvais caractère », vouloir que « les choses soient faites sans délai », et « préférer un journaliste qui sache composer avec toutes les sensibilités de personnes et d’ethnies dans la maison à un journaliste qui écrive avec talent ». Ça s’annonce bizarre, mais je prends les choses avec optimisme. Je pense, à l’exception notoire de Zouzou, alias Marcel qui m’a accueilli par un « enculés d’Zoreille ! », avoir réussi à me faire accepter, voire apprécier, des collègues. Marylin, la standardiste, me rapporte qu’on me trouve aimable, parce que je n’arrive pas en conquérant. Lili et Thierry me paient pot sur pot. Michel me raconte sa vie, me consulte sur tel mot de vocabulaire, me prend à témoin. Tel chef administratif me confie que j’ai fait « une très forte impression à Solange », qui travaille dans un service du journal et qui serait célibataire. J’avoue que cela ne m’intéresse pas. J’ignore qui est cette Solange.
Il semble que l’eau bouille sous les fesses de certains responsables du journal. Il circule des bruits de couloirs étouffés, rumeurs de postes en danger sans plus de précision. Je croirai l’officiel. Mais j’observe comme la rumeur plonge et reparaît plus loin. Avec mon contrat de six mois, je n’ai crainte. Si le journal ne me garde pas, ce seront déjà six mois vécus loin de toute zone familière. Je réalise en écrivant ces lignes que la stabilité professionnelle qui vient de m’être accordée rejaillit sur mon équilibre psychique, affectif, relationnel.

3 septembre 1997
Le journal vient de changer de directeur général. L’actuel aurait été prié de partir, sans que l’on sache la raison. D’aucuns parlent d’irrégularités. Et tous du train de vie somptueux offert à ce poste. Le prochain directeur arrive à la fin du mois. Un confrère est en procédure judiciaire pour négocier son licenciement. Ça bouge.

Confrères
Entre confrères, je sens des tempéraments intéressants, intelligents, capables de subtilités. De l’humour aussi, le goût des blagues. Et une conscience professionnelle qui me rassure quant aux progrès que je pourrai accomplir grâce à l’expérience des anciens. Il se trouve dans la rédaction des tempéraments d’aventure, des personnages étonnants. Des jeunes d’abord, pour une large part, qui donnent à l’ambiance un air plus souple, vif et décontracté. Des anciens aussi, aux vies chargées d’histoires qu’ils se régalent de raconter le soir autour d’un verre.
Thierry, gueule de broussard, bâti comme une frite. Il traite les compte-rendus de tribunal en leur donnant une forme vivante, désinvolte, souvent en marge de la réalité. Malgré les plaintes de magistrats et d’avocats, Thierry, copain du rédacteur en chef, reste à son poste. Seul problème : il est dit de lui qu’il n’a aucune barrière morale, pas de frein à sa plume. Je confirme. Les secrétaires de rédaction doivent souvent couper dans le vif ses papiers. Thierry aime à raconter qu’il fut fusilier commando, et mercenaire en Afrique. Il rêve, se raconte légionnaire et instructeur de combat au corps-à-corps. Je le presse de questions précises, pour savoir jusqu’où il en connaît dans le rayon. Las, il affabule, ignore tout d’une armée dont probablement il aura été réformé. Il rentrera un jour salement amoché à la rédaction, victime d’un tabassage. Et dira avoir été coincé par trois ou quatre Mélanésiens, dans l’obscurité. La réalité sera moins glorieuse, mais finit par percer : sa maîtresse canaque l’a frappé et griffé un soir qu’il était ordinairement saoul. Il se vante beaucoup des virées nocturnes avec des femmes qu’il méprise autant qu’il désire. Passer une soirée avec lui, c’est entendre du San Antonio dans le texte. Et comme il a bonne mémoire, il arrive avec des blagues à se tordre de rire. Bien grasses, évidemment. Plus bête que méchant dit-on. Il m’a adopté comme copain. Il reste gentil avec moi, mais d’un racisme digne d’un sale colon juste débarqué de son galion. Pour lui, le Kanak est un sauvage. Sa devise ? Enculés de Canaques. Dans un sens, ça fait contrepoids avec « l’enculé de Zoreille » du vieux photographe Caldoche de la rédaction, Zouzou.
Dominique, belge, installé sur le Caillou depuis quelques années, fils de brasseur du côté de Tournai. Un pro de la mousse. Fin, subtil à ses heures mais également capable d’éructer ou pire, en plein repas. Aime aussi les histoires cochonnes. Du cœur et de la dureté, selon l’occasion. Un fin connaisseur de Boby Lapointe : quelqu’un de bien forcément. Le pot d’accueil en petit comité pour m’accueillir se déroule chez lui.
Michel, bourlingueur, né de père inconnu, bâtard comme il aime à le confier, personnage de légende. Et « globeflotteur », qui vit sur son petit catamaran en tournant entre les rédactions du groupe France-Antilles. Journaliste à Phnom Penh pendant la guerre d’Indochine, pour le journal Combat qui battait de l’aile. Six mois après avoir épousé une Chinoise, elle meurt sous les bombes. Une vie de bourlingueur. Le crâne dégarni, l’œil plissé par les années de mer, de petite taille mais le bras solide, il vient travailler dans un journal quand l’argent lui manque. A 47 ans, son curriculum vitae reste suffisamment convaincant. Puis il met les voiles.

Olivier, arrivé depuis deux mois, qui est venu rejoindre sa copine secrétaire de rédaction. Italien dans le sang. Arriviste sans scrupule, il dira un jour, au retour d’un conseil coutumier : «J’ai été obligé de serrer la main à des Canaques. Beurk. Je me suis lavé les mains après. » Le Conseil coutumier regroupe sept sages Kanak, vieux d’une grande érudition dans leur culture mélanésienne, hautement respectables et soucieux de remplir leur mission. Olivier était auparavant chargé de communication en mairie. Sa copine prendra ma succession à la rédaction.
Mickaël, jeune très sympa, beau blond qui vit avec sa copine à Nouméa. Il sort comme moi de l’Institut pratique de journalisme. Chargé des sujets politiques et économiques, écœuré de son travail de bureau et de téléphone. Je lui demande de me présenter la situation locale. Il s’en acquitte brillamment, mais le sujet est loin d’être bouclé.
Le premier soir, je rédige rapidement un papier. Puis Viviane, des sports, m’invite à dîner, en compagnie des deux femmes avec qui elles vit, sa compagne et la sœur de celle-ci. Homosexuelle qui a participé à plusieurs Paris-Dakar. Au restaurant La Grillade, près de la baie des Pêcheurs, je mange du cerf (on prononce le f, en caldoche). Les deux Caldoches me taquinent sur la prononciation des noms locaux. Je m’en sors pour Dumbéa («dinbéa »), mais trébuche sur Hienghène (yingaine). Enfin, bonne soirée. Je me réveille à 4h, malgré les cachets de Lexomil que l’on m’a donnés. Les collègues me disent qu’il faut une semaine pour s’adapter au décalage horaire. Je réaliserai que les cachets de somnifères, loin d’être efficaces la nuit, gardaient leur action lénifiante dans la journée. Une semaine dans le gaz, le cerveau à la vitesse d’un escargot corse à l’heure de la sieste.

Jeudi 7 août 1997
J’ai reçu bien des confidences sur le fonctionnement de la rédaction. Ce chef de service qui couche avec une-telle, ce couple illégitime dans le journal, cette employée qui a commis une seconde tentative d’autolyse, ce responsable qui tyrannise ses subalternes, celui-ci qui devrait être mis à la porte prochainement, cet alcoolique, etc.
Je découvre qu’avec trois jours de repos pour quinze jours, des cotisations sociales très basses, des jeunes journalistes moitié moins payés que les anciens en effectuant les trois quarts des textes, et une concurrence inexistante depuis peu, le journal dégage des bénéfices considérables. On me dit que, comparé à d’autres journaux des DOM-TOM, l’ambiance dans la rédaction n’est pas si bonne que ça. Je trouve pourtant nombre de collègues agréables, qui apprécient la discussion, et se montrent sympathiques avec moi.

Un soir au bord de la baie
Vendredi 18 juillet 1997
Aujourd’hui, j’ouvre un compte en francs CFP (Communauté française du Pacifique, au taux fixe de 1FF=0,055CFP. Conversion dans l’autre sens : 18,1816).
Pascal me prête son 4×4. Je rejoins la baie le soir, et vais m’asseoir sur un banc, à l’anse Vata, face au large. Les pieds dans le sable. De petites vagues viennent se briser sur le rivage, nerveuses, rapides, hautes d’à peine cinquante centimètres mais chargées de l’énergie du vent du Pacifique sud. Heureusement, la barrière de corail, cinq kilomètres au large, avorte la houle, casse les déferlantes, atténue les tempêtes et arrête les requins. L’air me fouette le visage, emportant des embruns. Petite pluie horizontale à peine teintée d’un léger parfum de varech, d’algues fraîches et d’air chaud. L’île sent très peu à cette époque. Juillet, c’est l’hiver dans l’hémisphère sud. Il est 19 h. La nuit est tombée depuis une heure mais on n’a pas froid.
Dans cette baie immense bordée d’une rangée de palmiers, le vent souffle toute l’année. Ici s’entraînent des champions du monde de planche à voile. La rocade qui borde ce croissant de mer charrie des voitures qui déversent leur flot de noceurs, de buveurs et de vacanciers au bout de la baie, près des immeubles et des restaurants de luxe. J’en vois les lumières, après la rangée de lampadaires que cachent les palmiers. A gauche, les montagnes s’ornent d’un collier de lampions. Sans doute une route qui mène à un village en hauteur, dans le Grand Nouméa. Dessous, deux immeubles d’une vingtaine d’étages. Le prix du mètre carré sur ces terres n’a rien à envier aux tarifs parisiens. Je me demande à quel prix je vais trouver à me loger.

Dans l’eau, à portée de nage, un ponton carré danse sur les vagues, avec une petite échelle. J’ai vu peu de baigneurs depuis mon arrivée sur le Caillou. L’eau est froide pour les gens d’ici : 20°C. On m’a dit qu’au plus chaud de l’été, entre décembre et mars, elle atteindra 30°C. Les plongeurs se passent de combinaison.
Un feu clignote lentement sur l’horizon : le phare Amédée. Il forme un alignement avec quelque part, indiquant aux bateaux la passe dans le lagon, qui leur évite de s’éperonner sur les aiguilles de corail. Au-dessus, les étoiles brillent. Une carte du ciel de l’hémisphère sud que je n’ai jamais vue. Mais de toute façon, je n’y vois aucun changement. Je ne connais pas les étoiles.
Anse Vata

Déjeuner au Stanley
Lundi 21 juillet
Déjeuner au Stanley, invité par le patron, avec vue sur la baie de Sainte-Marie, où les couleurs d’eau varient entre bleu clair et vert turquoise, sous un ciel bleu. Le rêve. Juste de l’autre côté de la vitre, la piscine de l’hôtel peine à rivaliser avec les teintes de la mer. Des plantes grasses fleurissent dans le jardin. Une serveuse m’apporte une assiette multicolore : un poisson perroquet cuisiné avec des légumes. A certaines saisons, il faut éviter le poisson perroquet : il mange le corail en fleurs et transmet une maladie locale désagréable. Mais on n’est pas en période de floraison : aucun risque d’attraper la « gratte », qui se manifeste par des tremblements, et picotements dès qu’on touche du verre, ou certaines matières. Autre maladie endémique : la dengue, qui présente les mêmes symptômes qu’une bonne grippe bien de chez nous, sans être létale, et se transmet par l’anophèle, ce mignon petit moustique femelle vivant dans un rayon de 50 m autour des habitations.

Un jardin botanique
Imaginer
Pour imaginer la ville, remplacer tous les platanes par des cocotiers, bois noirs, flamboyants, fougères arborescentes, pins colonnaires, bois bouchon ou niaoulis. La diversité est si grande que j’ai eu l’impression les premiers jours de visiter un jardin botanique. La Ville a référencé 2000 arbres et arbustes entretenus par les 34 employés aux espaces verts, pour une surface de 1/6e de l’ensemble urbain (608 ha).
Devant le commissariat s’étalent trois monstres végétaux, des banians fantastiques. Certaines branches les plus fines, au lieu de s’élever vers le ciel, tombent mollement sans porter de feuilles, se fichent dans le sol et prennent racines. D’un arbre peuvent ainsi naître des milliers de troncs. Avec les ans, un arbre devient forêt. Les diamètres de ceux qui poussent en ville avoisinent quatre ou cinq mètres. Mais l’un d’eux, au Bengale, avait atteint une circonférence de 610 m. Les racines, ou troncs, s’entrelacent de manière inextricable, formant des nœuds végétaux de science-fiction. Ainsi, l’arbre tue ses congénères. Au départ, la graine est portée dans une fiente d’oiseau sur une branche d’arbre. Une première racine naît, creusée dans le bois, comme le fait un gui. Le banian se sert de l’arbre comme d’un support, avantagé pour accéder à la lumière car né plus près du soleil, puis en étouffant son tuteur, s’en nourrit comme d’un engrais.

L’eau
L’eau de Nouméa forme un camaïeu de bleus et verts séparés par des zones pâles presque blanches : bancs de sable, calcaire pur issu du corail. Une eau pourtant pas aussi merveilleuse que dans certaines baies calédoniennes. Mais on y voit déjà à vingt mètres de fond. La profondeur du lagon ne dépasse pas 30 m. Au large, à une distance de 4 à 65 km, la barrière de corail trace sur la surface une corde blanche de vagues éventrées. La Nouvelle-Calédonie est réputée posséder le plus beau et le plus grand lagon du monde : 1700 km de barrière autour de l’île principale, la Grande Terre, qui s’étend sur 400 km du nord au sud. Mais c’est l’espace maritime qui est immense : 1 450 000 km2 de «Zone économique exclusive », ce qui représente trois fois le sol métropolitain.
Je n’ai pas encore fait trempette. Pas le temps. On est le 3O juillet 1997, et je n’ai pas eu le loisir de buller dans le Pacifique. Il paraît que l’eau, à 20°C, est « froide ». Trop en tout cas pour les indigènes, qui attendent l’été (octobre à février), pour barboter, quand la température avoisine les 30°C. Et grâce au gentil corail, la majorité des méchants requins restent dehors, disons les plus gros. A défaut de goûter l’eau, je la vois en passant au bord des baies, elle me nargue avec ses couleurs tropicales. Mais je suis déjà inscrit dans un club de plongée. J’ai franchement bien fait d’emporter mes palmes de chasse.

La faune
Margouillat
Premiers contacts avec la faune, je découvre le margouillat chez Dominique (le Belge de la rédaction), un petit lézard blanc, proche du gecquo, qui pousse de cris secs, des claquements électriques. Il mange des insectes, et se cache derrière les fenêtres, les portes et dans les interstices de la maison. Si on reste calme, il se pose sur un mur ou se promène au plafond. Le territoire possède 47 espèces de lézards et de geckos, dont les 3/4 sont endémiques.
On rencontre en ville des oiseaux colorés, au chant très riche, qui animent la ville dès trois heures du matin. Je ne le sais que trop bien : mes premières nuits ici, je regardais le plafond de ma chambre d’hôtel à cette heure-là, because les dix heures de décalage horaire. Près du commissariat se rassemblent des nuées de perruches, le soir. Elles se donnent en concert dans les gigantesques banians.
L’archipel abrite également une foule de poissons tropicaux. Je les verrai bientôt. Au large, des baleines à bosse viennent mettre bas à l’extérieur de la baie. Elles ont quitté les mers froides des pôles, qui tueraient le baleineau dès la naissance. J’aimerais les voir. Les articles de mon confrère sur ces mammifères géants donnent envie. Il paraît qu’une haleine de cétacé, quand il souffle, sent mauvais. On organise des expéditions pour les approcher. Mais l’un des bateaux de la société s’est abîmé samedi sur une patate de corail, en venant talonner sur une de ces boules minérales de plusieurs mètres à fleur d’eau sur les hauts fonds.
J’ai intégré le club de plongée des Nouvelles, première sortie prévue samedi 8 août. Il me tarde d’enfiler l’équipement.

Auto
Pour mes premiers déplacements, Pascal me prête son 4×4, un petit Suzuki très rigolo, avec lequel je me demande toujours comment on peut suivre une ligne droite. La direction est floue, ce qui fait qu’on tourne toujours le volant dans un sens ou l’autre pour rester sur une trajectoire honorable entre le bord de la route et la ligne blanche.
Pour la brousse, il faut un tel véhicule, lorsque le goudron n’est qu’un lointain souvenir. J’épluche les petites annonces.

Les automobilistes sont à la fois tranquilles, et très mauvais conducteurs. Ça déboule d’un peu partout, certains roulent saouls, et dans les faits divers, nombreux sont les accidents fatals en montagne. Vitesse plus alcool égalent chutes dans les ravins avec de vieilles guimbardes. Le quart des 66 663 vignettes vendues en 1996/1997 correspondent à des véhicules de plus de 7 ans. On en trouve bon nombre qui semblent avoir échappé à la fin du monde. Le code de la route est territorial. Personne ne met la ceinture en ville. Elle n’est demandée qu’à la sortie, quand la vitesse dépasse 70 km/h. Mais on n’a pas l’habitude.

Le carrosse de Marcel
Marcel, vieux photographe grincheux du journal, possède une Alfa Roméo que renierait la marque. Plus de 500 000 km. Une figure de film. Les portes ne s’ouvrent pas, elles s’arrachent en grinçant. A l’intérieur, un désordre sans nom. On s’assoit en débarrassant le siège de divers objets. Même opération pour poser les pieds sur le plancher. Le volant n’est plus fixé, il pend avec le tableau de bord et dans les creux, il rebondit sur les genoux de Marcel. Je suis presque sûr qu’on peut aussi le bouger latéralement. Il n’y a plus de phare, bien sûr. La carrosserie est méticuleusement accidentée aux quatre coins, ce qui donne à ce modèle une allure de prototype ou d’objet de science dans l’étude de l’oxydation. Les vitres, curieusement intactes, seraient superflues tant la rouille a ouvert de fenêtres dans la carrosserie. Et pourtant, le moteur démarre au premier tour de clé. Ça m’étonne toujours. Il ronronne. A chaque fois que Zouzou m’emmène dans son carrosse, j’y monte avec un sourire impossible à dissimuler. Ça n’est pas indélicat, tout le monde à la rédaction plaisante sur sa voiture. Je doute qu’il s’en émeuve. Seuls les pneus intéresseraient un garagiste.

Niveau de vie
En longeant la baie des Pêcheurs où flottent de nombreux yachts et voiliers, je mesure les fortunes établies ici. Un Calédonien sur dix possède un bateau et 93% de la flotte est à moteur. Contraste net avec les squats en tôle éparpillés au bord des routes. Nouméa, grand port de plaisance français.
Je dois rencontrer demain la propriétaire d’un 4×4 Suzuki, pour un éventuel achat. Une voix jeune, qui consent à 450.000 FCFP (environ 24000FF). Elle m’explique que son père lui offre un Range Rover. Il y a de l’argent sur l’île. Des sommes fantastiques. Le club Land Rover local va s’amuser avec ses voitures le dimanche, et certains font exprès de s’embourber pour essayer leur treuil électrique. Ils font joujou avec leurs caisses à 4M CFP (diviser par 18,1816), et se font apporter le casse-croûte par hélico. Sur 16 hélicoptères civils immatriculés sur le territoire, seuls 5 sont à usage commercial. Des yachts superbes louent un anneau dans le port de Nouméa. Des villas de rêve se construisent sur les renforts de la ville, avec vue imprenable sur le lagon. Nous avons ici le seul hôtel Méridien cinq étoiles du monde. Mais on devine que la cinquième étoile doit davantage au député Jacques Lafleur, chef de la tribu des blancs et père de ce projet immobilier ruineux (pas pour tout le monde, fort heureusement), qu’au service réel offert dans les murs de cette grosse verrue de béton sur l’Anse Vata.
Promenade Pierre Vernier, qui n’a rien à envier à la balade des Anglais de Nice, des installations sportives ont été installées par un certain Lions club, si l’on en croit les immenses panneaux plantés en évidence sur le parcours. Même de la route, ces blasons circulaires sur fond blanc se voient de très loin. Un hasard, certainement. S’acheter bonne conscience pour l’afficher bien haut. Les palmiers apportent au bord de la baie une ombre continue aux sportives quinquagénaires bronzées qui courent tous les matins. Bourgeoises dans l’ennui. Fonctionnaires payés à l’indice 1,78 ou 1,93 par rapport à leur salaire de métropole : prime d’éloignement, pour les dédommager de vivre dans le plus beau lagon du monde. Sans oublier le logement de fonction, quand même, et les billets d’avion (16000F français en saison). Il faut bien que les impôts servent. A Paris, j’avais vu les députés grassement pourvus en budgets divers. Mais ils ne sont que 570 et des poussières. Ici, je comprends : le niveau de vie des fonctionnaires se répercute sur les prix locaux. Je réalise la portée de l’altruisme ainsi rémunéré. Privilèges nobiliaires. Je découvre au fil des conversations que le copinage aidant, ainsi que l’absence d’enquête ni de poursuite pour les sympathisants du RPCR, permettent à certains de faire « des affaires ». Et comme le Blanc ici est flambeur, il investit dans un beau bateau et une voiture comme on en voit passer sur les Champs Elysées. Surprenant de croiser ici des Mercedes dernier cri, cabriolets BMW, coupés sport et autres séries limitées qui valent le prix d’une maison. Sans compter les constructions en bord de falaises, sur des terrains sans permis de construire, menaçant de glisser. Les promoteurs immobiliers et les constructeurs ne font pas la manche. Pour offrir ces vues imprenables sur un lagon turquoise, au milieu d’une nature plus très vierge, il faut calculer que la moitié du prix de l’immobilier est investie dans les fondations de béton, enfoncées loin dans le sous-sol de ces jeunes collines.
Selon l’Institut territorial des Statistiques et des études économiques (ITSEE), le revenu annuel moyen par ménage en 1991 se monte à 3 361 233 CFP. En ville, la moyenne mensuelle est de 311 000 CFP (609 000 F quand l’un des membres du ménage est cadre), contre 113 000 CFP par ménage en tribu Kanak. La Nouvelle-Calédonie n’est qu’un territoire d’Outre-mer où les lois françaises ne s’appliquent que si l’assemblée territoriale le veut. Personne ne paie ici d’impôt sur la fortune. Mais Jacques Lafleur figure en jolie posture dans le classement officiel des cent plus grosses fortunes françaises.

Ethnies/ Colons
S’il y a des colons vivants, je les ai rencontrés. Même parmi des collègues, certains me mettent mal à l’aise. Propos racistes tenus à voix haute dans un café, je ne savais plus ou me mettre. Entendu aujourd’hui à propos des Kanaks : bougnoules et roussettes pour les femmes canaques. Et Zouzou, qui est caldoche, s’est amusé à traiter un adolescent canaque de trou du cul. Pour rire, parce que c’est comme ça qu’on fait « chez lui », comme il aime à le faire sentir aux Zoreilles qui débarquent. J’ai baissé les yeux de honte. Pourtant, il est marié à une Réunionnaise. J’ai entendu plusieurs fois traiter les Wallisiens de grands enfants. Ça change, hier, c’était « éléphants ». Le racisme 1930 se porte bien ici. On a l’eau, le téléphone et l’antenne satellite. Mais trois chaînes de télévisions (deux RFO et Canal+ sur abonnement), pour un mode de pensée archaïque. Il faudra pourtant que j’apprenne que la race ici, l’ethnie comme on dit, n’est pas entachée de connotations péjoratives comme en France. Il y a, notamment chez les Caldoches, un métissage relativement modéré par rapport à ce que l’on dit de la Réunion. Donc, il paraît que je dois m’habituer, et que les mots de nègre, de bicot et de face de citron sont du domaine de l’humour, que c’est le parler local. J’attends d’en voir un sourire pour le croire. J’ai senti du racisme contre ma couleur de peau, celle des colons. Je réalise à quel point c’est absurde, indépendant de toute responsabilité personnelle, éloigné de toute faute ou mérite, étranger à tout jugement de valeur, hors de la liberté intime. Ambiance coloniale, économie coloniale, problèmes coloniaux. C’est ce que me disaient des jeunes Kanaks avec qui je discutais un soir sur le port, et je suis enclin à croire que leur appréciation des choses relève d’un sentiment largement partagé et entretenu dans leur communauté. Parfois entretenu abusivement à des fins politiques et syndicales, me disent des collègues Zoreilles. La couleur de la peau a finalement une très grande importance dans ce patchwork humain.

Kanak
Sur l’île vivent originellement les Canaques, qui ressemblent aux Papous de Nouvelle-Guinée même si les ethnies ont pour les premiers 2000 ans d’histoire contre dix fois plus pour les Papous. Nez large, front fuyant, dentition puissante, corpulence trapue et qualités musculaires indéniables. Ils préfèrent l’orthographe « Kanak », signe des indépendantistes mélanésiens, au point que l’Agence de développement de la culture canaque instituée sous cette orthographe dans les Accords Matignon, s’est appelée immédiatement ADCK.
Les Tahitiens sont réputés aimer l’alcool. Dans les fêtes, ils préparent du foé ou du fafaru, aux parfums sucrés. Les Wallisiens, sont immédiatement reconnaissables : les hommes mesurent vite plus de 1,90 m et pèsent facilement 130 kg de muscles sous la graisse. Deux fois mon poids. Dans les faits divers, on entend parler de certains qui s’énervent. Le jour de mon arrivée, un Wallisien est tombé seul de vélo. Ça l’a contrarié. Il s’en est pris à une voiture garée là et l’a détruite à coups de poings. Les Wallisiens jouent bien au rugby. Je crois que si l’un d’eux me marche sur le pied, je m’excuse. Quand ils donnent une claque, ils tuent, et se retrouvent en prison. Les Antillais sont des « sacrés chauds lapins ». Mais très sympas, et ils cuisinent de délicieux petits boudins, ou des plats à base de banane. On trouve aussi sur l’île bon nombre d’asiatiques, Vietnamiens, Japonais, Javanais… Je vis dans un kaléidoscope humain.
Martin

Femmes Kanak

Fin journal 1

Journal de bord n°2
août et septembre 1997

Mon domicile – ma jeep – Radio – courses – danses canaques – Tribunal faits divers – Racisme et agressions verbales – Marcel dit Zouzou pour les intimes – foire de Bourail- Démographie – Fête wallisienne

Mon domicile
Je loge chez une asiatique à partir du 1er août, dans un studio initialement aménagé pour sa fille dans sa villa. J’y serai au calme. Mais je me demande toujours ce que pensent les asiatiques avec qui je discute. Il me semble que le courant sera plus difficile à établir avec le mari de ma logeuse, plus réservé.
Samedi 2 août 1997
J’ai emménagé hier dans mon studio meublé attenant à la villa d’un couple vietnamien, à Nouméa (les Kagy), dans le quartier de Magenta. Entrée indépendante, pas de vis-à-vis, mais ils vont planter une haie de bananiers et d’arbustes pour séparer leur jardin de mon passage. Comme ça, quand les beaux jours reviendront, ils pourront se baigner dans la tenue de leur choix, je ne verrai pas leur piscine.
Le studio est très calme. J’écris de mon grand lit : un matelas excellent, des lattes, un joli arceau blanc, une couette… C’était le studio de leur fille, qui est dans un état neuf (le studio). J’hérite aussi, comme c’est un meublé, de deux lampes abat-jour dont les socles sont des bouddhas dorés, replets, souriant d’aise les yeux fermés. Avec un ventre si rebondi qu’au niveau du nombril, la surface est presque horizontale. Je les trouve tellement rococo et comiques que je crois qu’ils m’inspirent de jolis rêves sereins. Adoptés, les bouddhas !
Ma logeuses a été particulièrement prévenante à mon endroit, me fournissant draps, serviettes, casseroles, vaisselle… Ne manquent que la machine à laver et la télévision. Ce matin, j’ai été réveillé par les chants d’oiseaux tropicaux. Ils chantent fort, mais c’est beau. En rentrant ce soir, un gros insecte m’attendait devant la porte, teinté de reflets roux, avec de longues pattes arrières. Il est resté dans la lumière de ma porte-fenêtre. On va devenir copains. Il doit mesurer 10cm avec les antennes. C’est un cafard.


Lundi 100897
Mes proprios m’invitent à dîner. Quelle gentillesse chez ces Vietnamiens. Lui est ancien officier de l’infanterie de marine, qui s’est mis en disponibilité pour rester sur le Territoire. Elle travaille, pour sa banque, surfe sur internet et m’assure que ce n’est pas urgent de payer le loyer, car elle a confiance. J’ignore d’où me viennent tous ces témoignages de sympathie mais c’est fête. Dîner. Frugal ? Un plat viet, pizza, riz, vin… Nous lions un peu connaissance. Lui était au Mali pendant le putsch d’Alger, sinon il y aurait participé. Il s’est battu dans la guerre du Vietnam.
Je crois que le courant passe. Une estime réciproque du moins. Ils sont travailleurs, et voient que je rentre tard du travail, largement après la tombée de la nuit. Je leur propose une journée d’aide pour ranger leur garage, vu comme ils se pressent d’emménager mon entrée. Elle prévoit de m’emmener sur leur bateau quand il fera chaud. Ils sont arrivés il y a 27 ans. Leurs filles ont 35 et 33 ans avec des enfants de 2 à 5 ans.

Septembre
Mes propriétaires m’ont invité déjà deux fois à dîner, dont un repas en famille avec leurs enfants et petits-enfants. Un vrai repas vietnamien, sympathique, avec un excellent Saint-Emilion accompagnant les (nombreux) petits plats. Ils aimeraient bien que je loge dans leur maison durant les vacances qu’ils prévoient en été, vers novembre. Histoire que je surveille la maison.

Jeep
Ah, j’oubliais. J’ai acheté une voiture pour travailler : une petite jeep Suzuki 4×4 qui a 16 ans d’âge, mais repeinte à neuf (en blanc), avec une bâche. Boîte 4 vitesses avec levier de boîte de transfert, pour vitesse lente dans les passages difficiles. Ce véhicule monte aux arbres. Je prévois quelques balades dans la brousse et sur les chemins de montagne. Je m’éclate à piloter cette antiquité, qui fait un bruit de jeep et se conduit comme un petit camion. Mais sur les trottoirs, il est vraiment agile. C’est un deux-places avec arceaux au-dessus des sièges et quatre phares ronds. L’arrière doit pouvoir accueillir, sur les passages de roues, des arrières-trains suffisamment rembourrés pour encaisser les inégalités du revêtement. Parce que c’est un tapecul qui donne l’impression d’être en brousse sur une route goudronnée.

Dimanche 3 août 1997
Je n’ai pas pu résister et suis allé piloter mon 4×4 sur les pistes de latérite. J’ai passé l’après-midi dans l’est de l’île, à 80 km de Nouméa, sur les pistes rouges défoncées par le ruissellement des eaux de pluie. La jeep fait merveille sur ce terrain, sautant de cailloux en rochers, rebondissant dans les trous et adhérant de manière étonnante à la boue, même dans les pentes raides. Il était immaculé ce matin, et mérite maintenant un bon coup de jet d’eau… La latérite est une terre argileuse, rouge, très belle, très collante. Les pistes, bordées d’une végétation luxuriante de marais et de brousse, sont parfois traversées de ruisseaux qui obligent pour les franchir à y enfoncer les roues aux deux tiers. Le mieux qu’on puisse faire est d’essayer de sentir où le cours d’eau est le moins profond. Parce que même avec élan, le choc de l’entrée dans le ruisseau annule l’inertie du véhicule. Tout ce que j’ai gagné à cette méthode, c’est une immense gerbe liquide très jolie et très humide. Le véhicule étant un modèle bâché, il offre de nombreuses portes d’entrée à l’élément liquide. L’eau passe là où on s’y attend le moins. J’apprécierai beaucoup cette formule à la saison chaude, par 40°C.

Désert
On ne rencontre pas grand monde dans ces chemins. Uniquement des quatre roues motrices. Des pancartes leur réservent l’entrée à l’embranchement de la route. Certains pick-up transportent à l’arrière dix Mélanésiens (=Canaques), que je salue en les dépassant. Ma jeep est la meilleure sur piste. Mais je dois avouer que sur route, ils me doublent. Mon véhicule chante très fort à 90km/h. Et comme nous venons de lier connaissance, j’ignore combien de temps il met à téter son réservoir. J’ai acheté un bidon d’essence que j’ai attaché derrière le siège passager et je vais jusqu’à la panne sèche. Ca me permettra d’étalonner la consommation. En attendant, je roule à un sage 70 compteur. Ca suffit : certains autochtones légèrement zen plafonnent à 35 km/h. Sur l’île, les plants de cannabis sont des troncs d’arbres, dit-on.

Dimanche 9 août
Départ pour Prony, dans une montée après deux radiers, la jeep s’arrête. Plus de jus. Capot ouvert, je découvre que la barre de fixation de batterie, mal installée, a fait contact avec les deux cosses. La fulgurance de la décharge a soudé les métaux. Un jeune paysan vêtu de terre pousse son vélo et vient m’aider, métissé canaque et indonésien. Nous ne pouvons pas démarrer à la poussette. Nous partons chercher de l’aide vers la rivière où sont arrêtées des voitures. Je tombe sur deux hommes en train de manger, un Caldoche et un Canaque, qui me ramènent. Panne providentielle. Sur le coup, je me dis : « L’aventure commence. Maintenant, surprise. Rien ne se passera comme prévu. »
De fait, en allant demander de l’aide au bord de la rivière, je n’imagine pas m’adresser à un diéseliste en maillot de bain. Il analysé mon moteur comme le ferait un chirurgien devant une radio des poumons. Bonne voiture, dit-il. Je suis rassuré. En chemin, on récupère Dominique, le jeune. Ils s’apprêtent à démonter leur batterie, mais un 4×4 qui passe a des pinces crocodile : ça démarre d’un coup. Le Caldoche est diéséliste, une chance. Il me confirme que ma voiture est un excellent modèle. Je les remercie vivement. Ils me disent que dans la brousse, il faut s’entraider. Le Canaque ajoute : « J’espère que vous vous seriez arrêté si je tombais en panne. » 
Nous repartons vers Prony, Dominique et moi. Après 40 km, panne dans une descente juste avant le village, plus de jus. De nouveau, je trouve un automobiliste qui possède des pinces croco et décide de rentrer directement, sans visiter. Pas de réaction de Dominique, il me dit après un moment de silence : si tu repasse visiter Prony, tu passes me prendre. Je lui assure que je passerai le chercher quand je reviendrai. Pas le week-end prochain mais le suivant. Mais on se ratera.
Je rentre à mon domicile. Pour redémarrer, j’essaye de pousser. Un Canaque vient m’aider. Il habite dans la rue, en face. Nous suons en vain. Il me propose alors de m’emmener à une station service. J’achète des pinces croco, il me ramène. Ca démarre. On se reverra.

Mardi 11 août
En rentrant du travail, de nuit, je reconnais mon voisin Canaque, barbu, qui m’observe dans la rue d’un air affable, identifiant ma jeep blanche. Nous nous serrons la main avec un grand sourire. Je lui explique brièvement l’origine de la panne. Il m’indique où il réside, que c’était un plaisir de m’aider et me dit à bientôt. Je remercie immédiatement la Providence qui m’a permis d’avoir eu besoin de cet homme.

Mercredi 13 août
Hier soir, un malotru a forcé la boîte à gants de ma jeep. Il m’a piqué, en tordant la porte en métal, mes pinces crocodile toutes neuves. Je ne les aurai utilisées qu’une fois, et j’eusse aimé en disposer le jour où quelqu’un tomberait en panne et me demanderait de l’aide. J’en rachèterai. Ça pourra servir dépanner, moi ou un autre, dans la brousse.

20 août
J’ai acheté un minimum d’outillage pour le cas où je tomberais en panne, ou bien quelqu’un qui me demanderait de l’aide. Et j’ai racheté des pinces croco, deuxième fois. C’est peut-être bête et pourtant, je me sens tellement content d’être en mesure, si l’on me demande, de pouvoir donner un coup de main dans la brousse. Voilà une valeur d’entraide bien rurale, que l’on porte en soi et que j’ai retrouvée ici avec grand bonheur. Mes cette deuxième paire de pinces fondra sous la tension quand j’essaierai de recharger ma batterie.

Chez Jean-René
J’ai conduit la jeep chez Jean-René, un garagiste caldoche très sympa. Son ouvrier Philippe m’a expliqué mon moteur. C’est un vrai jouet, cette voiture. Tout y est simple, sommaire, et solide. Avec une vidange, de nouveaux câbles d’allumage, elle roule à merveille. Plus de toussotements dans les montées, une vitesse de pointe qui atteint 95 km/h ! Une vraie résurrection. Et j’ai appris à régler les freins, faire une vidange, visser les bougies sans abîmer le pas de vis, reconnaître le bruit d’un moteur quatre cylindre qui tourne sur trois pattes…

Radio
Tableau exotique : j’écoute France Inter en direct ou Europe 1 retransmis par radio locale. Le carillon de 9h sonne alors que la nuit tombe sur le Caillou. Céliboudimonde. Mais les jeunes animateurs de NRJ – jeunes Zoreilles – rappellent les habitudes du stress parisiens. Je lie connaissance avec plusieurs d’entre eux, Jean-Baptiste et Dominique avec qui je découvre les joies du karaoké, un dimanche soir, dans un bar vide.

Courses
J’ai fait mes courses dans un marché indigène très bizarre où l’on ne rencontre aucun vendeur derrière les étals. On choisit les produits que l’on va manger en les posant dans un gigantesque panier métallique que l’on pousse devant soi. Les vendeurs sont alignés sur des chaises près de la sortie. En langue vernaculaire, on appelle ce marché un « Casino ». Les produits locaux (ignames, patates douces, pommes cannelle…) étant hors de prix, je me suis rabattu sur le plan estudiantin : pâtes avec du beurre et gruyère en plastique pour faire fondre dessus. Délicieux quand on a faim. Les fruits d’ici sont probablement excellents. Je prévois de goûter le coco vert, mais il me manque l’ouvre-boîte, que l’on appelle machette. Rien que pour l’ouvre-boîte, je vais essayer le coco vert.

Danses canaques
Mercredi 6 août 1997
je rentre d’une fête religieuse, avec les deux cents jeunes Mélanésiens qui partent à Paris rencontrer Jean-Paul II, pour les Journées mondiales de la jeunesse. Devant la cathédrale, ils présentaient ce soir les danses qu’ils effectueront devant le Saint-père.
Il y avait le symbole de la case, déployée par des longues bandes de tissus colorés en étoile. Le premier danseur qui amenait toutes ces étoffes sur l’épaule se déplaçait par bonds en tournant sur lui-même, comme une danse de guerre africaine, ou une séance d’envoûtement amérindien. Les danses ethniques se ressemblent par l’aspect primitif des chorégraphies. L’assistance bat des mains, les cris rythmés donnant à l’ensemble une forme envoûtante, prenante, magique.
Les Canaques qui dansaient les métaphores des légumes qui poussent : désopilant. Le public mélanésien ne se retenait d’ailleurs pas, quand les danseurs imitaient la croissance de la betterave. Il me semble que je saisis peu à peu l’humour canaque. Il touche à la terre, au combat, et un geste qui nous paraitrait rude (bousculer quelqu’un dans une mise en scène), les fait éclater de rire.

Tribunal-faits divers
Je repense à cette remarque d’un confrère. Il me rapportait qu’au tribunal, une femme entendait argumenter qu’un de ses proches n’avait pas violé une femme, puisqu’il était seul. « Dans ces cas-là, il l’a juste bourrée. Un viol, c’est quand il y en a au moins cinq. »
Primitif ou sauvage ? Ce n’est pas la même chose. Le Petit Robert dit : Primitif, (v. 1800) Se dit des groupes humains qui ignorent l’écriture, les formes sociales et les techniques des sociétés dites « évoluées ». Société primitive. « Un peuple primitif n’est pas un peuple arriéré ou attardé. [¼] Un peuple primitif n’est pas davantage un peuple sans histoire » (Lévi-Strauss). Donc proche de ses origines, et quelque peu fruste, grossier ou rudimentaire. Et Sauvage ? (Humains) Vieilli-Qui est peu civilisé, dont le mode de vie est archaïque. En somme, proche de la nature, rude, grossier, aux instincts primitifs. Sauvage ou primitif, donc ?
J’ai l’impression que dans certaines tribus, pour la place de la femme, c’est les deux. Peu évolué depuis la nuit des temps, avec des pulsions de combat qu’expriment leurs danses. Autrement, les Canaques sont de fins amateurs de cannabis, largement réputé comme déstressant voire plus, mais qui, associé à l’alcool, donne des résultats dangereux pour l’entourage. Et l’alcool semble ici largement utilisé. Je me souviens de cette soirée de danses Canaques dans les locaux de la Fédération des Oeuvres laïques, où des agents de sécurité (wallisiens, évidemment) veillaient à refouler tout individu surpris avec de l’alcool. Mais un de mes voisins canaques portant une parka militaire et se masquant avec la capuche, a réussi à rentrer des bouteilles sous son vêtement. Il a rapidement été prié de sortir par les vigiles.

Racisme et agressions verbales
Ce soir, en allant boire un coup chez Tom, Lili, Thierry et moi avons été interpellés par un Kanak en ces termes : « Foutez le camp, sales blancs, dégagez, c’est pas chez vous ici », assortis d’un geste de la main. Thierry a répondu par des qualificatifs simiesques pour ses ascendants. J’ai préféré ne pas entendre cette envolée lyrique. Mais j’avais posé par réflexe la main sur mon couteau, au cas où l’homme se serait montré agressif. J’ignore si je porterais un coup. Je me sens moins démuni avec ce poignard américain à cran d’arrêt, bel objet qui se replie dans son manche en plastique et se glisse discrètement dans la poche comme s’il s’agissait d’un gros feutre marqueur. (Je le perdrai des années plus tard en plein désert jordanien.) Plusieurs fois, je me suis senti en insécurité dans des groupes ethniques différents et hostiles, mais je pouvais rester calme avec cet objet, qui me permettait de ne pas me sentir nu. J’y ai plusieurs fois songé, si j’étais contraint de l’utiliser, je viserais des organes non vitaux. Membres, épaule, cuisse, gras de la fesse ou mollet… Mais bref. La question ne s’est pas posée et c’est heureux. Car un tel dérapage de violence amènerait bien des ennuis. En tout cas, il y a chez bon nombre de Canaques un ressentiment très fort contre les Blancs. Dépossessions foncières, mainmise sur l’économie et la politique, entretien d’une haine et d’un mépris réciproques… Je me cherche de bonnes adresses dans les tribus canaques, pour visiter. La tradition d’accueil, lorsqu’on respecte leurs règles, est réputée superbe. Le chapitre ethnologique de ma vie pourrait commencer, j’en concevrais un merveilleux bonheur.

Marcel, dit Zouzou pour les intimes
Il semble que j’aie mal réagi auprès de Marcel, photographe que personne n’aime ici, vieux bougon caldoche complètement aigri que certains surnomment Pitbull.
Il se déclare chez lui et travaille au minimum sans souci esthétique. Il est sorti de la mine de nickel il y a une quinzaine d’années pour devenir presse-bouton dans ce journal, et ne sait parler qu’en râlant. Un Hugo ou un Dumas se seraient attachés à le décrire avec soin, tant il surpasse la caricature. Ce petit moustachu ventripotent et fainéant claudique a chaque pas, d’une fracture du bassin, après une chute d’un fauteuil sur lequel il se balançait dans la rédaction.
Il aurait dit notamment, après que je lui ai demandé de m’expliquer un choix parmi mes photos, que le petit nouveau veut faire de l’art. C’est peu étonnant tant ma question l’a fait hurler de colère, parce que je remettais en cause son non-choix parmi mes photos. Les médisances circulent ici avec d’autant plus de vigueur que l’on vit en circuit fermé. Selon plusieurs versions concordantes et bienveillantes à mon égard, Radio cocotier (celle qu’animent tous les Nouméens sur le pas de la porte et dans la rue), transporte des ragots qu’explique l’ennui des autochtones ici. Ils trouvent plaisant de raconter un peu tout et n’importe quoi (de préférence), sur tel ou tel. Un nouveau, Zoreille de surcroît (on abrège en disant « Zor »), représente une nouvelle cible pour le défoulement des langues bifides.

jeudi 14 août
Je suis allé voir Zouzou pour lui dire que je souhaitais travailler en bonne intelligence, et que si je lui avais manqué de respect, je lui présentais mes excuses. Intérieurement, il était troublé. J’ai senti que ça le touchait, qu’il y avait une gêne mais une chaleur. Son ego roucoulait de bien-être.
Il m’a dit qu’il avait été échaudé dans cette boîte. Je réponds : je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé, je n’ai pas l’intention de me placer en concurrence avec toi et je ne suis pas ton chef. Mais quand je ne comprends pas, je demande.
J’ai du mal à croire Lili qui assure que ce genre de démarche restera vain. Je réponds : dans ce sens comme dans l’autre, telle la rumeur, il en reste toujours quelque chose. Je continue d’observer cet employé avec un vif intérêt anthropologique.

Foire de Bourail
Dimanche 17 août
Retour de la foire de Bourail
Animation agricole d’envergure, rassemblement des Broussards caldoches, qui trouvent là l’occasion d’une fête communautaire. Presque aucun Canaque.

Ethnique ta mère
Plusieurs fois par jour, j’entends prononcer le nom de différentes ethnies. Canaques, Caldoches, Zoreilles, Wallisiens, Vietnamiens… Tous ici font référence fièrement à leur origine raciale. Dans les discussions, dans les organisations officielles, à la radio, dans la rue… Malgré quelques mélanges sanguins au fil du temps, les groupes se distinguent très nettement, tiennent à leur identité, s’identifient par masses. Quand s’organisent des activités ensemble, c’est en réservant un stand à chaque ethnie, qui présente ses spécialités.
Ce week-end avaient lieu en même temps la foire de Bourail, des fêtes culturelles canaques à Yaté, à Nouméa, la fête culturelle bouddhique… Les peuples cohabitent en suivant des routes parallèles, se méprisent parfois, se haïssent durablement et dans la plus grande intimité, s’aiment également. Ces derniers montrent plus d’intelligence en s’ouvrant tolérant d’autres cultures, religion et langue. Quand J’observe des attitudes d’amour interethnique, j’en éprouve comme un moment de bonheur, un soulagement qui m’emplit d’espoir. La sexualité interethnique sauve la Calédonie.

La légitimité des Caldoches se définit selon le nombre de générations sur le Caillou. Très important. Ils s’y réfèrent. Influence de la coutume indigène sur l’enracinement dans la terre. Mais il ne faut surtout pas leur parler de bagne, ni raviver une quelconque période noire de l’histoire, quand leurs aïeuls furent débarqués là, sur ce bout du monde, pour prix de leurs crimes civils, ou délits politiques durant la Commune, ou révolte kabyle. Ils sont de peau plutôt blanche la plupart du temps, mais presque toujours métissés. Avec un accent à mi-chemin entre l’élocution européenne et l’accent petit-nègre du canaque. Les Caldoches développent souvent un complexe vis-à-vis des Zoreilles qui ont fait des études ou tout simplement ont obtenu le baccalauréat, et s’attirent par leurs formations les plus gros salaires de l’île. Les Caldoches de la brousse, les stockmen, sont fiers de leur mode de vie rustre et dur. Ils parlent un mauvais français, déformé comme on le fait dans le milieu rural, où les termes les plus grossiers servent de ponctuation. Eleveurs de bétail souvent, ils chevauchent à la cow-boy sur de belles montures, le chapeau enfoncé sur la tête, la selle parfois équipée d’une carabine dans les fontes. Ces cavaliers accomplis s’adonnent au dressage de chevaux sauvages, façon rodéo, et sont capables de capturer une génisse à deux cavaliers, en la serrant entre leurs montures au galop, l’un des stockmen se laissant glisser sur l’encolure du jeune bovin en lui tordant le cou pour l’emmener à tomber, la tête renversée vers le ciel.
Plutôt que de débourrer un cheval en commençant par lui attacher des sacs de sable sur le dos et l’habituer durant des mois à la charge, ces hommes-là préfèrent s’échiner des heures directement sur la bête, jusqu’à la mater par épuisement. Ils ne comptent pas les petits bobos et les meurtrissures des chutes dans le carré de rodéo. Des hommes durs, façon western.

Démographie en chiffres
Population 196 836 habitants dont 100 762 hommes et 96 074 femmes en avril 1996. Province Iles : 20 877, province Nord : 41 413, province Sud : 134 546. Densité moyenne 10,6 hab/km2 (France : 101,6), mais 4,3 en province Nord pour 19,2 en province Sud et 10,5 dans les îles Loyauté. A Nouméa, 1 669,4 hab/km2 (pour 20 770 à Paris).
Ethnies Mélanésiens : 44,1% des habitants (88 788), représentent 97,1% aux Loyauté (20 267) et 77,9% dans le Nord (32 246) contre 25,5% au Sud (34 275). 80 443 Mélanésiens déclarent appartenir à une des 341 tribus du territoire mais n’y résident pas forcément. Ainsi 28,7% de la population totale réside en tribu. Puis viennent les personnes attachées à la communauté européenne, 67 151 soit 34,1% de la population. 89% résident en province Sud, 56,7% à Nouméa. 44,4% des habitants de la province Sud sont européens, contre 16,9% dans le Nord (6 985) et 2% aux Loyauté (426). Les Wallisiens et Futuniens forment 9% de la population, et 93% d’entre eux sont installés dans le Grand Nouméa.
Ages Population jeune, avec 39,5% de moins de 20 ans, (métropole : 26,1% au 1er janvier 1995), près de la moitié a moins de 25 ans, et 7,5% a plus de 60 ans. Age moyen en Calédonie : 27,7 ans pour les hommes, 28 ans pour les femmes (province Iles: 24 ans, Nord : 26 ans, Sud : 29 ans).
Taux de masculinité : 104,9% (94,9% en métropole)
Langues 29 langues vernaculaires parlées par 53 566 Mélanésiens de plus de 13 ans. Les plus pratiquées sont le drehu (11 338 personnes), le nengone (6 377) et le paicî (5 498).
Naissances et décès 12 naissances par jour, dont plus de 7 conçues hors mariage (61,4%), taux de natalité : 22,3 ä. Age moyen des mères : 27,1 ans, des épouses : 28,7 ans. Ménages de 5 personnes en moyenne aux Loyauté, plus de 4 en province Nord et 3 en province Sud. Pour les Wallis et Futuniens, 6,3 en moyenne, les Canaques, 4,9, les Indonésiens : 3,3, les Viet, 3 et les Européens, 2,8.
En moyenne, 3 morts par jour, 2 hommes et une femme, pour un taux de 5,2%. Espérance de vie : 70 ans pour les hommes (73 ans en France) et 74 pour les femmes (80,8). Elle a augmenté de 2 ans entre 1991 et 1996.
Mariages et divorces : moins de 3 mariages par jour, 71% célébrés en province Sud. Trois divorces par semaine soit 6% (8 en métropole).

Fête wallisienne
Jeudi 27 août Reportage au foyer wallisien où s’organise une fête pour accueillir la délégation de Nouvelle-Zélande toute proche puisqu’on s’y rend en trois heures d’avion. Les Néo-Zélandais de Taupo, ville jumelée avec Nouméa, échangent des cadeaux avec leurs hôtes. Discours simples, et pour une fois, empreints de sincère affection. Ils portent tous des colliers de fleurs jaunes, de tressages de papillotes rose…
Je suis à peine entré qu’une belle danseuse Wallisienne m’installe un collier de coquillages autour du cou. J’avais toujours trouvé pittoresques et artificiel les images de ces accueils fleuris. Eh bien, je suis surpris, car ce bonjour me réchauffe le cœur, et je le trouve d’une grande délicatesse. Je garderai donc le collier toute la soirée, comme tous les invités. Cette jeune fille est de taille normale pour son ethnie : plus grande que moi, plus lourde aussi. Des collègues qui vivent nocturnement m’ont assuré que leurs rondeurs sont faites de muscles. Les organisateurs Wallisiens m’invitent à manger. Je crois qu’il serait malaisé de refuser. Et puis ça s’annonce tellement convivial que j’accepte de bon cœur.

Miam miam
On s’attable. Les hommes entament des danses guerrières, toutes en puissance et rapidité. Les Wallisiens, que le tour de taille m’empêcherait d’enlacer si je virais ma cutie, effectuent des sauts et des demi-vrilles en l’air. Une dizaine de gars dépassant les 120 kg se trouvent simultanément sans toucher terre. S’ils portaient des bottes, ils défonceraient le carrelage. Mais tous dansent pieds nus: ça vibre.

Wallisiennes
Les danseuses entrent en piste. De grandes robes faites de feuilles de pandanus leur servent de pagne, par-dessus des robes européennes. Des filles resplendissantes de santé, aux belles formes maternelles, parfois jolies. Face à moi, Soane (« Jean »), me raconte son histoire, la culture de son pays, les conditions de vie ici. J’écoute ce para en retraite avec un vif intérêt, je pose des questions. Il me désigne ses filles qui dansent. Je réponds gentiment qu’il doit être fier d’en être le père, qu’elles sons belles. Dès que son aînée de 22 ans approche, il lui demande de s’asseoir : « Viens parler avec le journaliste ». Elle obéit. En comparaison avec ses sœurs de sang, celle-ci doit être au sommet de l’échelle de beauté, environ 1,80 m (sans les talons), visage gracieux, œil pétillant, mince, élégante… Je me sens bête, minuscule. J’entame vite la discussion sur son prochain voyage en Nouvelle-Zélande, pour ses études. Un sujet qui, visiblement, l’ennuie autant que moi. Heureusement, une Néo-Zélandaise qui pourrait être ma mère arrive à l’improviste et me sauve, voulant compléter des éléments de notre entretien précédent. La fille de Soane, loin d’être idiote, en profite pour s’éclipser. Ouf. J’ai certainement manqué une finesse culturelle. M’enfin.

Igname : pas bon
Sur la table, des plats délicieux se succèdent. L’entrée avait presque fait mon repas. Je m’efforce de goûter aux ignames, et aux spécialités wallisiennes. Ils cuisinent très bien la viande. Mais l’igname cuit, tout seul, est lourd et pâteux. Comme un cœur d’artichaut sucré plein de matière grasse.
Les danseurs continuent de se produire, ils mangeront après les invités, selon le code de politesse. D’ailleurs, ça vaut mieux pour eux. Sinon, malgré leur embonpoint naturel, l’igname plomberait définitivement leurs sauts. Je n’arrive pas à finir mon assiette, et j’ai conscience que mon appétit de souris fait pitié par ici. Mais je n’en peux plus, j’ai déjà trop mangé. Et ils sont tellement gentils à me resservir avec un sourire à décrocher les étoiles. Pour moi, les Wallisiens ne débordent que d’une chose : de gentillesse. J’ai eu le sentiment d’une douche d’amour en entrant dans ces clans chaleureux. Bien sûr, c’est l’impression d’une fête, mais chaque contact avec cette ethnie m’a produit ce goût dans le cœur. Je les adore, tout simplement.

 

Pipipopo
Je continue de servir d’interprète entre les Néo-Zélandais et Soane. J’abrège un moment, après quelques verres de bon vin, pour m’éclipser vers les toilettes. La pissotière est fracassée. Je m’applique donc à viser l’orifice pour ne pas salir le sol. Un bruit m’alerte : effort vain. En aval, le tuyau fuit joyeusement. J’éclate de rire en découvrant pourquoi le sol est inondé : je patauge dans l’urine. Quelqu’un a tracé un grafiti au mur : « Nirvana ». Il a dû mal regarder.

Réinvité
Les Néo-Zélandais désinhibés par le bordeaux dansent bientôt façon wallisienne (de manière plus très orthodoxe) mais les Wallisiens de tous âges sont visiblement très contents de faire la fête, et se laissent entraîner dans des slows endiablés. Je remercie Soane, qui insiste pour me compter parmi les siens le 11 octobre : ce sera la fête chez eux, le jour de l’élection de Miss Calédonie. S’il me recolle sa grande fille, je pars en courant.

Fin journal 2

Journal 3

L’eau – Théâtre indépendantiste – Roy – Fainéants les Canaques?

L’eau
Juillet, au cœur de « l’hiver » calédonien, comme on l’appelle. Aujourd’hui, arrivé à 7h10 à la rédaction, j’en repars à 21h. J’ai pris une heure ce midi pour avaler un sandwich et choisir des cartes postales. Je n’ai pas encore trempé un orteil dans le Pacifique, malgré l’envie. Il fait un peu frais sous le vent, pour se dévêtir. Je m’évertue à convaincre mon corps qu’il fait un temps glacial, afin de le préparer aux lourdes chaleurs de l’été, vers novembre -décembre.
Août. L’eau est peu salée, je me baigne parfois à midi, ayant avalé un sandwich, histoire de tester mes nouvelles lunettes de piscine. Une demi-heure de nage sur la baie, en regardant les poissons frôler le sable sous moi. C’est mon seul temps libre pour faire du sport.

Septembre. A peine plus de temps mais l’eau se réchauffe progressivement. A marée montante (aucune véritable vague, à cause du lagon), elle atteint dans la baie de Magenta (près de chez moi), la température d’une baignoire.

Théâtre indépendantiste
J’arrive à la grande salle culturelle Kanak, pour une présentation presse de la pièce « Le Cri du désespoir ».
La pièce a été écrite par Pierre Gope, m’explique l’attaché de presse de l’Association pour le développement de la culture kanak. Je demande le texte de la pièce : « Il n’existe pas, c’est une tradition orale », me répond fourbement cet attaché en gigotant. « Pourquoi, c’est pour les Renseignements généraux? » m’agresse un des acteurs canaques. Tous les acteurs de la troupe sont canaques. La photographe des Nouvelles, pendant une répétition, avait rapporté la réplique suivante : « Je pisse sur le drapeau français comme je pisse sur ta soutane de prêtre. » Scandalisée, elle aurait aimé enregistrer. Le caméraman de RFO était là, mais on ne peut lui demander la séquence, il est canaque.
Cette mise en scène résume la situation du territoire vue par les Mélanésiens, sans exagération, en simplifiant parfois mais sans trahir la réalité. (ITV Pierre Gope) : « Il faut utiliser les moyens de communication pour construire ce pays. Oui, c’est un appel à la paix, s’asseoir autour d’une table, montrer que le fusil ne sert à rien »
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Un bureau, un drapeau français. Une jeune et certainement jolie employée (question de goût) vêtue d’une robe traditionnelle canaque est réprimandée par son patron canaque jouant le rôle de l’industriel blanc qui veut ouvrir une mine sur la montagne sacrée. Quand Lucie réapparaît vêtue d’une jupe et d’un chemisier, il la trouve belle et désirable.
La question de la mine est « à l’origine, une querelle de personnes qui devient une affaire politique ». Le grand chef kanak Flèche faîtière (à l’image de Jean-Marie Tjibaou): « j’ai convoqué les conseils coutumiers, nous n’avons pas de garantie sur le contrôle du patrimoine, sur cette montagne reposent les cendres de nos ancêtres. » L’autre chef, Serpent des marais (à l’image de Eloi Machoro) : « Vos politiques blasphèment contre la coutume et toi, tu crois tous ces connards? »
Mais le chef de la tribu qui possède la montagne sacrée est amadoué par une sacoche contenant 10.000 briques : « Peu importe mes sujets, je suis riche! »
La fille Lucie, « mon patron me prend pour une chienne», mais elle rêve de passer une nuit avec lui, et elle envoie paître son mari, après avoir traité sa belle-mère de « poubelle qui pouvait crever. » Drame pour le fiancé, c’est terrible pour lui d’insulter sa mère. Il découvrira plus tard qu’elle le trompe avec le chef de la tribu, et demandera au chef : « Combien de femmes de la tribu as-tu sautées? »
Des gendarmes cagoulés passent à tabac un Kanak
« Sale nègre, qui a brûlé cette école? Je suis à 22000 km de chez moi et je suis rationné, alors tu peux crever. (Le chef) « il veut sa liberté? Tiens! » (il l’abat d’un coup de pistolet) « un nègre, c’est toujours un nègre »
Le catholicisme : « Qu’est-ce que tu en sais, toi de cette religion? Méfie-toi du catholicisme. Notre religion est faite de la tradition de nos ancêtres. (Au prêtre 🙂 tant que je suis debout, je serai un obstacle pour toi!»
Loi « Ce sont les parlementaires qui font les lois, le congrès, les assemblées. Les Zoreilles qui sont maîtres de notre destin. Nous sommes victimes de la colonisation »
Flèche faîtière : « Si tu veux combattre, il faut utiliser d’autres armes que la violence ; à quoi te servirait l’indépendance Kanak si les familles, les clans sont déchirés? »
Chant polyphonique : Hymne funéraire très beau, en langue nengone (Maré)
Le « prêtre » retire son aube et en revêt le cadavre, ses frères de sang réalisent alors qu’il s’agit de Flèche Faîtière. Il refuse le fusil qu’on lui met dans les mains : « je me battrai avec ma tête (…) Je suis fier de Sacha, il est mort en guerrier »
« le blanc se croit intelligent, très habile »
« Le plus dur : se sentir vaincu, trahi, humilié »
Lucie : « je veux être du côté du pouvoir, même si je suis insultée comme une chienne.
-Tu es une prostituée, nos chefs sont des prostitués, et eux, c’est pire que de vendre nos fesses aux blancs »
Argent Serpent des marais : « Tu sais combien ils gagnent par mois? » et au grand chef : « il est payé par l’Etat ce con! »
« 10.000 briques », dit Lucie, ce qui entraîne une engueulade violente -» Vaut mieux mourir debout que vivre à genoux. La lutte commence ici dans mon village. A mort les traîtres! »
« Nos ancêtres tués par les colonisateurs avaient commis la seule erreur d’être Kanak. Le sang innocent de nos ancêtres nous interpelle. Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois » « L’Etat pousse le Kanak à mépriser le Caldoche et le Caldoche à mépriser le Kanak et cette TV française qui nous présente toujours coupables »
Flèche faîtière : « deux couleurs, un seul peuple »
Débat TV final entre l’industriel blanc et flèche faîtière :
(Kanak) « L’indépendance est une revendication de dignité et de reconnaissance, la légitimité comme premier occupant de ce pays, le droit à l’autodétermination, la libération du joug colonial »
(Blanc) « Le pays n’a pas d’avenir dans l’indépendance
la France est une grande démocratie qui est riche et puissante »
(Kanak) « La situation risque de s’aggraver avec les événements des années 80 qui planent, il faut faire vite car les conditions de la crise sont réunies, si on ne veut pas retourner dix ans en arrière »
(blanc) « Ce n’est pas nous qui avons mis des barrages, incendié des maisons »
« La violence : ceux qui par leur irresponsabilité mettent en péril l’avenir de ce pays » « Je reconnais qu’il faut améliorer le dialogue entre mélanésiens et européens » (K) « La F coloniale semble rejeter toute responsabilité dans les événements des années 80. La reconnaissance du peuple Kanak signifie qu’au-delà d’une simple politique de rééquilibrage, il faut régler le contentieux colonial, restituer le patrimoine, retrouver notre souveraineté ».
FIN.

Roy
Je reviens d’une longue balade en 4×4 sur les pistes de latérite, dans le sud du Territoire. J’ai passé des heures à discuter avec un vieil homme barbu, couvert de terre, vivant sur son champ dans une baraque en tôles avec ses chiens. Un bol de café soluble, la discussion s’est engagée : il s’agit d’un géomètre de plus de soixante ans qui cultive pour vivre. Certaines poignées de mains terreuses renferment tellement de lumière ! « Roy » a souhaité me revoir à l’occasion.

dimanche 24 août 1997
Un petit chemin de terre
Pour chercher Dominique sur la piste de Prony, juste avant le pont, je m’engage dans un chemin de terre qui s’enfonce sous une voûte de cocotiers, bananiers et flamboyants. Au détour d’un virage apparaît un champ cultivé avec soin, une cabane en tôle, des chiens qui aboient. Chiens bleus et berger allemand. Je reste dans ma jeep. Les bêtes s’approchent, me reniflent, aboient sans chercher à mordre le bras que je laisse à la portière. Un vieux barbu, grand et maigre, sort lentement de sa piaule en clignant des yeux. Personnage de western, grand-père qu’on réveille de la sieste et qui va vous aligner avec un tromblon de la guerre de sécession. Il se frotte le visage.
Dominique est dans un autre squat en ville. L’homme s’étonne. Comment puis-je savoir que le jeune métis a vécu ici? J’explique : notre rencontre, ma panne moteur. Ah, vous êtes le journaliste ? Entrez. Un mot en japonais sur un écriteau, à droite de la porte d’entrée. L’homme me le lit et traduit : « Bienvenue à vous qui montez chez moi ». Je remercie.
« Vous voulez un café? Je faisais la sieste, ça m’aidera à me réveiller ». Moi qui ne bois jamais de café, j’accepte avec plaisir. L’estomac dira ce qu’il voudra, j’ai décidé que celui-là me réjouirait l’intérieur.
Je me glisse sous les tôles de sa cabane de pêcheur. Deux lampes tempête pendent à un clou. Sur un matelas sans âge un tumulus de couvertures comme on en trouve dans les dépôts d’œuvres de charité. Un sommier nu, aux ressorts rouillés, accueille les chiens ou les visiteurs insensibles à l’odeur canine. L’homme a dépassé la soixantaine, chacune de ses rides est teintée, au fond du sillon, d’un trait de latérite. Ses mains, terreuses, ses pieds et ses jambes, ont pris la couleur ocre du sol. Des étagères portent des livres comme j’en voyais dans les greniers de mon enfance. Romans, sciences, journaux au papier jauni… La discussion témoigne vite du niveau d’instruction de l’homme. Je ne m’ennuie jamais, assure-t-il en souriant.
Roy fut géomètre. Il n’a pas de retraite alors il cultive de quoi se nourrir. Un filet d’eau gargouille constamment derrière sa cabane. Comme une fontaine de jardin vénitien, un tuyau de caoutchouc noir déverse dans un grand baril rouillé l’eau du ruisseau. Nous devisons. L’analyse fine de l’homme me sidère. Il se tient au courant, de loin en loin, des nouvelles du monde. Il écoute des stations de radio japonaises et australiennes, pour travailler ses connaissances.
La vision du territoire ? Un pays qu’il aime. Son pays et celui de sa famille depuis trois générations. Sa copine revient à plusieurs reprises dans la discussion mais je ne la verrai pas.
Nous échangeons nos points de vue, il se régale de me raconter son histoire, de me montrer la chaîne de montagnes exploitée aujourd’hui jusqu’à des concentrations de nickel de 2,3%, le point de rejet actuel, alors qu’il se souvient de l’époque où l’on ne traitait pas en dessous de 8%… Il m’explique les couches géologiques de la Grande terre. Il connaît les plantes, me montre une fleur carnivore qui pousse juste derrière sa piaule : grandes clochettes vertes formant réservoir, équipées de couvercles. Au fond, un liquide et des moucherons morts. La plante attend ses proies.

Café soluble
Roy fait bouillir l’eau du ruisseau dans une casserole vite rincée, sur une gazinière noire de saleté. Je me réjouis de l’endroit. J’y suis étrangement bien. Voilà une cabane où, malgré la crasse, il fait bon vivre. Une sérénité l’enveloppe. Roy déchire quelques mégots conservés dans une boîte, en récupère le tabac et se roule une cigarette. Il envisage, dans un coin sombre de la cabane, de bâtir un four à pain. Aux murs, au plafond, des plaques blanches affichent des textes japonais. C’est son passe-temps. Surplombant la gazinière, un panneau représente une traduction en idéogrammes du Notre-Père. L’homme croit en Dieu, pas en une religion. Nous abordons la question de la mémoire matérielle, des esprits. Il croit aux maisons hantées. Je lui explique tout de go croire en une vie qui continue. La discussion ne continue pas sur ce terrain. J’ai parlé trop vite.
Nous continuons de deviser, sur les élections qui arrivent, sur les événements, l’avenir de la jeunesse canaque. Nous tombons d’accord pour dire que le peuple canaque arrive à une période charnière, de choix, entre la modernité, et le respect de la tradition.
Il me demande d’où je viens, ce que j’ai fait avant. Je lui raconte ma vie après le bac, mes échecs initiaux dans les études. Et ma vocation actuelle. Il trouve mon métier intéressant, me redemande mon nom pour surveiller, s’il trouve un journal, les articles rédigés sous ma plume.

Une chaise, une machette
Il m’explique la fabrication du « bâton tabac », que les canaques préparent en alternant une feuille de tabac et une couche de sucre en poudre. L’ensemble est pressé, puis roulé, et constitue une sorte de présent notamment pour faire coutume. Pendant qu’il parle, je détaille la cabane. De petits oiseaux jaunes et verts aux yeux cerclés de blanc (on les appelle « lunettes ») apparaissent dans l’encablure de la porte, sautillant entre les os rongés, une carcasse de bicyclette et les pierres jonchant le sol de latérite. La chemise de Roy s’ouvre sur une poitrine ocre parsemée de poils blancs. La piaule est un joyeux désordre. Par les fenêtres carrées et sales qui filtrent la lumière, le soleil entre doucement comme dans un tableau de Le Nain. Traits de projecteurs dans un film noir et blanc. Je balaye du regard. Panneaux solaires sur le toit, savon dans un gros coquillage près du bidon, la gazinière noire de suie. Roy, ayant chaussé de vieilles lunettes aux grandes montures de plastique, me montre sur ma carte de Nouméa, le nouveau squat de Dominique. Il souhaite me voir revenir. « C’est l’heure de nourrir les chiens », je prends congé. Nous avons parlé plus de trois heures.
En repartant dans ma jeep, je longe un arbre, une chaise de plastique et une machette rouillée, sauf le fil de la lame, plantée verticalement dans la terre. Le soleil s’enfonce derrière la chaîne de montagnes. J’ai le cœur brûlant d’humanité.

Fainéants, les Canaques ?
Pas si simple. Dans leur culture, grâce aux conditions paradisiaques de la NC, les tribus K n’ont pas eu grand chose d’autres à faire que cueillir les fruits, chasser ou pêcher. On se baisse dans le lagon, les animaux fourmillent. Dans certaines tribus, les enfants grognent quand on leur sert – encore – de la langouste. Bref, ils n’ont pas eu à cultiver, vivre d’un artisanat ou de matière grise. Rythme de vie tranquille. Le rendez-vous Kanak, c’est un délai d’une heure au moins après celle prévue. La pièce de théâtre Kanak : lorsque j’arrive, je demande quand elle commence. On me répond : « Quand tout le monde sera là ». Argnhhh… 21h au lieu de 20h.
Travailler? Ils n’en voient pas tous l’intérêt. Le mode de vie traditionnellement solidaire permet à chacun d’être nourri par la communauté. Pas d’enfants abandonnés dans les tribus Kanak, mais pas vraiment de dialogue parent-enfant non plus. La vie communautaire a ses revers. Les enfants n’ont pas la parole. Il se développe des timidités maladives, des névroses profondes. Mais sous les cocotiers, les troubles psychiatriques n’existent pas. C’est méga-giga tabou, tout le monde est normal dans une tribu. Les Zoreilles des services sociaux évoquent ce sujet avec lassitude, tellement ils aimeraient que la question soit abordée sérieusement. Faut dire que le haschich, l’alcool et le datura consommé en soupe hallucinogène (un poison), doit sérieusement repeindre les boyaux de la tête. Au centre de soins psychiatriques, un médecin me dira la honte avec laquelle on aborde en tribu les problèmes de maladie psychologique.
Plus largement, j’entendais une coiffeuse Martiniquaise (caraïbe) expliquer qu’elle cherchait une aide, un jeune titulaire de son brevet professionnel. Malgré les petites annonces, elle cherche encore. « Les jeunes n’ont pas envie de faire des horaires difficiles, de se fatiguer ». Elle parlait pour toutes les ethnies.

Les actifs occupés se répartissent à 4,6% aux Loyauté, 14,3% dans le Nord et 81,1% dans le Sud. Pour 100 femmes actives, 152 hommes (taux : 175,7 aux Iles, 186,2 dans le Nord et 143,9 en province Sud). 83,8% des actifs occupés sont salariés. 55,8% travaillent dans le privé et 27% dans le secteur public. Dans le secteur privé, 87,4% possèdent un Contrat à durée indéterminée contre 84,3% dans le public. 74,3% des agriculteurs sont mélanésiens et 90,8% des professions libérales sont européens.
Martin

Fin journal 3
Journal 4 septembre 1997

Journalisme, Pas de retraite – Pas d’humanisme – Septembre – De l’eau dans la tête – Plongées avec le club des Nouvelles – De l’eau dans la tête – Surnommer les poissons – La Dieppoise – J’ai mal au cœur – Seiche, serpents, raies… – Un poisson-pierre
Je pars pour la Brousse – Nouméa-Koné, aller simple – Le Caldoche n’est pas cannibale – Premiers pas en tribu canaque
Cases et tôles ondulées – Faire coutume – Discours d’anciens

Journalisme, pas de retraite
Le repos est précieux : trois jours de congé sur deux semaines. C’est la règle illégale. Les journalistes sont rattachés à la convention collective du commerce, sans pour autant que leur soient appliqués les heures supplémentaires et autres jours fériés. Il y aurait trop de contraintes financières à nous traiter en journalistes métropolitains. Le quotidien local, seul sur le territoire depuis juillet, participe au renflouement des pertes colossales du groupe Hersant, avec ses dinosaures comme le Figaro. Toute la presse Dom-Tom du groupe apporte chaque année de quoi remplir les gouffres financiers du papivore. On ne veille pas au droit du travail ici. Les lois sont territoriales, notamment le droit social On m’affirme qu’à mon retour en métropole, je ne toucherai pas d’indemnité chômage pour la période passée ici, car je ne cotise pas à la sécu mais à une caisse privée, la CAFAT. Unique, libre de dépenser à sa guise et de refuser comme bon lui semble certains prestations familiales. De même pour la retraite. Epinglé par une cour des comptes locale, cette entreprise en situation de monopole n’en a cure. Elle s’amuse par exemple à supprimer les allocations familiales aux personnes dont l’épargne bancaire atteint quelques centaines de milliers de francs Pacifique, au motif que ses revenus sont suffisants. Car cette caisse demande les relevés bancaires de ses clients. Réflexe naturel, les esprits malins auront deux comptes en banque. Et les plus belliqueux traduiront en justice l’organisme privé d’allocations familiales, pour violation du secret bancaire et suppression injustifiée de ressources à personnes sans revenus. Mais c’est risqué de le faire en Calédonie.

Pas d’humanisme
Les nouvelles vont vite dans cette petite agglomération de Nouméa. Un jour, dans un commerce où je me présentais pour un reportage, en précisant que je venais d’arriver, on me dit : « Vous êtes Martin Bohn? »
D’aucuns prétendent qu’ici, « tout se sait ». Je suppose qu’ils se réfèrent au qu’en-dira-t’on. On se connaît de vue, on se catalogue, on s’épie. Mieux vaut protéger ses arrières, ses déclarations. Pour vivre heureux, vivons cachés. Au journal, la médisance a ceci d’avantageux qu’elle est ouverte, explicite, sans grandes précautions, lâchée par une spontanéité éhontée. Tout le monde m’en dit sur tout le monde, on se livre à moi comme par besoin d’épancher un trop-plein de potins. Je n’ose penser à ce qu’on murmure dans mon dos, avec cette satisfaction malsaine de chercher les travers de l’autre comme pour dire : je n’ai pas ce défaut-là, moi qui médis.

Septembre
Les jours allongent. La nuit tombe vers 19 h. C’est agréable. Je me rappelle mon impression quotidienne, à 18h, en juillet : la journée se finissait en queue de poisson, comme un repas interrompu au plat de résistance. J’avais encore faim de découvrir la ville, mais déjà, elle dormait.

De l’eau plein la tête
080897
Plongées avec le club des Nouvelles, vers la passe du phare Amédée. A 7h, rendez-vous au ponton. Nous disposons le matériel sur le catamaran : bouteilles d’air comprimé à 200 bars, détendeurs et profondimètres, combinaisons, gilets, masques, palmes, couteaux, serviettes… La mer d’huile frise à peine sous un vent très faible. Ciel bleu, pas un nuage. Nous prenons le cap de la passe de Boulari.
Durant le trajet, des dauphins passent au large, respirent brièvement en surface. On arrête le catamaran, mais ils s’éloignent, sans doute effrayés par les hors-bords hurlant au loin. Le skipper dit qu’ils craignent les hélices. Plus loin, nous doublons un serpent marin d’environ 1,50m, marron, ondulant en surface, inoffensif.

De l’eau dans la tête
Comme le Pacifique est anormalement calme, nous en profitons pour sortir de la barrière, habituellement couverte par une écume et une houle de 6 m. Nous descendons sur la face l’extérieure de la passe. L’eau est à 20°C.
La barrière est tapissée de coraux, de madrépores (grandes assiettes de corail atteignant plusieurs mètres de diamètre) qui disputent le terrain aux alcyonaires et spongiaires de toutes les couleurs. Des petits poissons semblent dormir face au courant. Ils nous observent, grandes grenouilles qui crachons des chapelets de bulles dans le sifflement des détendeurs.

Surnommer les poissons
Je m’approche d’un poisson trompette (c’est le surnom que je lui ai trouvé avec son long bec : Oxycirrhites typus) dans un tablier à carreau rouge, et la blennie avec son visage plat, les yeux en haut de la tête. Des gobies nagent autour. Il me faut trouver des astuces mnémotechniques pour retrouver, en surface, les animaux rencontrés au fond. Leur donner un surnom amusant est efficace. Au fond, avec la pression, j’ai du mal à penser ou mémoriser. Plus je descends, moins je suis capable de tenir un raisonnement abstrait. J’en reste au plaisir de l’observation, encadrée par les réflexes de sécurité acquis depuis des années. La pression noie mon intellect. Comme si j’avais de l’eau dans la tête.

La Dieppoise
Nous effectuons l’après-midi une plongée merveilleuse : l’épave de La Dieppoise, à 27 m, durée 40 min. Nous descendons. Comme souvent, l’épave semble monter du fond. Rapidement, la taille du bateau dépasse mon champ de vision. Nous visitons les coursives, circulons entre les mâts de métal qui se dressent en biais vers la surface. Sur le pont arrière, une grue amputée tourne encore. Je m’installe au poste de commande rouillé pour faire pivoter la structure. Profession : grutier imaginaire du fond de la mer. Contre le flanc tribord du bateau, un courant d’environ 1 nœud nous permet de planer littéralement en regardant défiler le navire et les gros poissons. De grosses saumonées blanches picorent les algues poussant dans la rouille. De superbes poissons perroquets, teintés de jaune, bleu, vert et violet broutent les algues sur la coque
avec leur bec qui croque le corail en fleurs. Durant les apnées, on entend leurs dents gratter la coque. Des loches de 60 cm nous suivent à un ou deux mètres. Thierry leur distribue du pain sec. Des loches goulues attrapent le sac, le déchirent. L’une d’elle, la plus gourmande sûrement, avise le derrière rondouillard de Thierry et y enfonce ses petits crocs. Thierry, basque sanguin d’une centaine de kilos, se retourne et allonge un puissant coup de poing dans la tête de l’indécente. Il dira à la remontée avoir tapé suffisamment fort pour assommer un homme. Mais pendant plusieurs jours, il s’assiéra peu.
Je poursuis lentement un poisson plat et rond de 20cm avec une nageoire dorsale prolongée d’une longue traîne blanche, comme un Saint-Pierre mais plus coloré. Son ruban flotte dans la mer comme une queue de cerf-volant. Il nous est interdit de pénétrer le navire en destruction. La rouille peut entraîner des chutes de plaques métalliques pesant des tonnes. Et dans l’obscurité se cachent certains animaux à ne pas déranger. Mais la balade vaut son pesant d’or.

Nous remontons. Après une sieste sur le trampoline du catamaran, au mouillage dans le lagon, nous remettons les voiles vers 15h. Puis le moteur en fin d’après-midi, vers 17h, quand le vent tombe presque complètement. Bonjour les coups de soleil.

Plongée le 13 septembre
Mal au cœur
Le dîner de la veille avec Daniel et sa copine, Dominique & Edith, à La Douche, m’a laissé dans le sang trop d’alcool pour supporter la mer.
Nous plongeons sur une épave à 23 m. Dès mon retour à la surface, après 47 minutes, je vomis. Je remonte sur le bateau et vomis encore, pendant environ 5 minutes. Il ne me reste plus rien dans l’estomac mais l’intérieur se révulse encore. Les collègues me déposent sur l’île aux canards, j’y dors au soleil durant deux heures. Cela me permet de reprendre des forces et des couleurs roses. Je rentre directement chez moi. Le soir, à 17h, je plonge dans mon lit pour m’en extraire péniblement vers 20 h. Je dois prévenir Malcolm, l’Australien qui nous a abordés la veille dans la rue, que je ne pourrai pas rester. Il est déjà au café avec ses parents et Edith. Du coup, nous discutons et il nous propose de visiter son bateau, un Motorsailor, immense bateau en aluminium d’environ 30m de long, l’intérieur tout en bois, avec des couchettes pour 16 personnes. Ils ne sont que trois. Il m’invite à plonger avec son matériel perso. Le bateau comprend une station de gonflage.

Jeudi 17 septembre 1997
Seiche, serpents, raies…
Plongée avec Malcolm à l’Ile aux canards. Nous partons de Port Moselle, où est amarré le bateau de son père (Voahangy). Départ en zodiac (dingy), dans lequel s’entasse notre matériel. J’ai retardé le départ de 10 minutes, le temps d’aller louer une combinaison à Nauticus. Le Zodiac se cabre sur la houle, nous filons comme un gros moustique vers l’îlot. Une demi-heure de rodéo aquatique, on jette l’ancre. Un catamaran de Japonais vient mouiller tout près. Un autre a jeté un filet, pour entourer ces touristes qui ont peur des requins. Ca nous amuse. Malcolm me dit en avoir vu des centaines au Vanuatu. Nous sondons, le sol est à 10 m à peine. Survol des assiettes de corail, des variétés de poissons aux teintes extraordinaires se nourrissent dans les méandres minéraux. Couleurs bleu vif, vert, orange ou jaune fluorescent. Des poissons noirs et blancs, d’autres mouchetés, rayés, traînant un long fil à la nageoire caudale, un serpent de mer marron, un tricot rayé aux anneaux jaunes et noirs, des raies dont la plus grosse dépasse 1m avec la queue. Elles décollent du sable qui les camoufle, lorsque nous approchons trop. Tout ça, les Japs ne risquent pas de les voir passer, grâce à leur filet de sécurité.
Un poisson pierre, je suppose, enfoui sous le sable. Ayant vu un vrai à l’aquarium, je me borne à observer son camouflage, mais veille à le laisser tranquille. La douleur d’une piqûre de cet animal est réputée d’une rare violence, très nécrosante. On souffre le calvaire durant le transport à l’hôpital. Mais les toxines de ce venin sont thermolabiles : la chaleur les tue. Appliquer un gant de toilette brûlant réduit l’effet. Et je n’en ai pas sous la main.
Une seiche planquée sous le corail passe du beige moucheté au noir violacé quand j’approche la main. Elle se propulse par réaction, à reculons, se guidant avec les tentacules qui flottent devant sa bouche. En palmant énergiquement, on la rattrape. Mais nous la laissons partir. Des loches d’environ 60 cm passent à notre portée. Grandes gueules et petites dents pointues. Nous volons dans un banc de poissons qui suivent la marée et slaloment entre les patates de corail à la queue leu leu. Le rêve. D’autres poissons arrivent, autres trajectoires, autres couleurs, autres rêves. C’est marée montante, le soleil descend sur l’horizon, les animaux marins rentrent se coucher.

Je pars pour la brousse
J’ai été désigné d’office pour partir au cœur de la brousse, dans le nord, à Koné, remplacer la journaliste Brigitte. Elle part en vacances prématurément, complètement dépressive depuis deux ans qu’elle est arrivée en Calédonie. Le rédacteur en chef a lancé à la cantonade, durant la conférence de rédaction, qu’elle pétait les plombs au bout de neuf mois dans le Nord et qu’il la faisait venir mercredi dans son bureau, quasiment en rapatriement sanitaire.
Il m’est annoncé que la vie isolée en brousse sera dure. Tant mieux. J’en ai assez de vivoter mollement dans cette agglomération bétonneuse, sans trouver de matière humaine pour m’exercer. Là-bas, dans la belle campagne calédonienne, je toucherai l’épaisseur humaine, brute, difficile d’accès. Mais le passé me dit que je sais toucher au cœur des hommes en apparence les plus butés. S’ils ont un cœur, naturellement.
Tintin au pays des Caldoches. C’est pour la semaine prochaine. J’ai pris la chose avec le sourire, à la rédaction, masquant mon enthousiasme par prudence. J’apprends comme il est préférable de rester discret envers les collègues.

Nouméa-Koné, aller simple
Ma jeep a très bien tenu le voyage. Elle a même atteint 95 km/h, j’ai modéré ses hurlements. Elle pourrait flirter les 100 km/h mais on n’essouffle pas une vieille dame. Après 4h30 de route pour 270 km, dont la moitié de nuit, je peux enfin me délasser les vertèbres. Donc, arrivée sans rien voir de Koné.
Au réveil : une soixantaine de maisons étalées sur la route ou jetées près de la route transversale. Une Poste, une mairie, un tribunal pour toute la province Nord, une sous-préfecture, un aérodrome, des épiceries proposant de tout, hôtel, et une gendarmerie. Ah, une école pour les pitizenfants. Voilà. Koné, 3000 âmes en comptant les neuf tribus canaques.

Le Caldoche n’est pas cannibale
L’idée que l’on contribue à me faire de la population caldoche n’est pas à son avantage. Les Caldoches me sont décrits régulièrement par les Zoreilles comme des gens butés, vulgaires, riches, brutaux, sans culture, sans désir d’information ni de nouveauté ni de changement, racistes, vaniteux. Je n’ai pas entendu de qualités sur ces gens-là. On ne m’a encore jamais dit qu’ils étaient cannibales, mais ça n’est pas loin. Quant aux Métros que l’on m’annonce vivre à Koné, il s’agirait de techniciens ou ingénieurs en poste dans la brousse, sombrant dans l’alcool par ennui, se bornant à un cercle social restreint.
Je suis content. Enfin de l’aventure. Le dernier conseil que l’on m’ait donné ce soir : « Si vous savez monter à cheval, ne le leur dites pas, ils vous donneraient une monture difficile. Dites que vous avez un peu monté mais que vous n’avez pas leur talent. » L’ouest du territoire, c’est une région de cow-boys, habitués à vivre à la dure.
Pour la vulgarité des Caldoches, je dois avouer avoir été surpris par certaine expression dans la bouche d’une collègue caldoche : bourgeoisie locale, portant beau et roulant en Mercedes. Mais l’entendre dire : « L’ôngin », voire « l’ôngulé! » déçoit un peu. Je l’imagine cinquante ans plus tôt, petite broussarde jouant à des jeux de garçons, et devenant coquette pour séduire les jeunes ruraux. La poussière de la brousse leur colle à la peau. Leur langage doit probablement aux argots importés quelques générations plus tôt par les bagnards et colons endurcis. Ma curiosité porte sur les qualités de ces gens-là. Les Zoreilles me les ont tues. Je découvrirai progressivement qu’ils sont fréquemment moins riches qu’on ne le dit, que certains cachent sous des dehors rustres des trésors d’amabilité. Mais bien souvent, les Caldoches boivent. Un coup de fête, c’est une beuverie.

Premiers pas en tribu canaque
Tribu de Koniambo, lundi 29 septembre 1997
Cases et tôles ondulées
Le cortège des 4×4 serpente entre les arbres et nous quittons la route goudronnée. Mon 4×4 Bertone-BMW de service file sur la piste régulière, qui slalome entre les bananiers et les niaoulis. Voici la tribu de Koniambo. Des cabanes de tôles, une église. Les maisons Jorédié cohabitent avec les cases traditionnelles, rondes, harmonieuses, le toit conique en torchis, la porte encadrée de deux piliers sculptés et des enfants partout. Sur les marches de l’église, un groupe d’hommes assis, et tout autour, la foule des Canaques s’est immobilisée pour nous observer. De rares femmes se tiennent dans leurs robes popinée (traditionnelle, toute simple : un tour de cou carré, une frise sur les emmanchures, des couleurs bleues ou rouges avec une petite dentelle). On nous dit bonjour gentiment. Je salue de nombreuses fois. De la main, de la voix quand on nous hèle du bord du chemin, en haussant les sourcils comme le font les Canaques. Nous passons doucement. Par politesse bien sûr, et par sécurité. Il faut prévoir un enfant qui traverse, ou un animal : bétail ou volaille. Sans compter les trous du chemin. Les habitations ont poussé sans ordre apparent, au fil du sentier, relativement abritées les unes des autres par les voile d’une végétation abondante, les persiennes des grands feuillages et les rideaux de bambous. Des carcasses de camions prennent racine dans la broussaille. Une rivière charrie des eaux boueuses, des branchages. Un bambou énorme, en partie brûlé, flotte sur l’eau dormante du creek. Sur les berges, de nombreuses variétés d’arbres inclinent leurs troncs noueux, spectaculaires sculptures torturées, muscles végétaux sur lesquels grimpent les enfants pour sauter dans l’eau peu profonde. La sécheresse approche avec El ninô. Ce courant marin arrive d’Amérique latine. Ses variations permettent de prévoir une sécheresse intense pour cet été, de novembre à mars. Il va brûler l’herbe verte. Un linge sans âge sèche sur des fils jetés parmi les branches. Des cannettes de bière poussent dans un arbre. Nous croisons un jeune canaque cycliste, probablement un élève du lycée agricole pour rentrer si tard. Il est presque 17h. Tout le monde est au village. Des nuages sombres s’amoncellent sur le massif montagneux de Koniambo. La terre a soif. Il pleuvra cette nuit et demain.

Faire coutume
Mardi 30 septembre 1997
J’assiste au premier geste coutumier dans la tribu de Tiaoué, à une quinzaine de kilomètres de Koné. Dix kilomètres de piste qui serpente, monte et descend, franchit des radiers de béton défoncé, passe entre les bananiers et les banians, les bois de fer ou les pandanus. Un alezan superbe nous observe, crinière peignée, robe impeccable, croupe musclée, bien campé sur des jambes apparemment saines. Les chevaux du territoire, des quarter-horses sont assez petits, le pied sûr, travailleurs avec de belles qualités sportives. Tiaoué, il pleut. Peu de monde dehors, sauf les femmes qui préparent le repas pour accueillir l’association. Nous mangerons entre hommes. Dans la salle, je compte trois blancs pour une trentaine de Kanaks. Deux caldoches et moi. Le journaliste des Nouvelles, qui a d’emblée un statut et une reconnaissance, une raison d’être là. Les bénévoles de l’association pour l’aide à l’insertion des jeunes ont préparé deux paquets : un pour le geste coutumier à l’arrivée, un pour le départ, en remerciement. Chacun se compose à égalité de trois manous, grands carrés de tissu imprimé, trois paquets de cigarettes, boîtes d’allumettes et un billet de mille francs.

Discours d’anciens
Le président du conseil des anciens de la tribu de Poindah, Sylvain Gorohouna, pose son présent sur la table, et commence son discours. « Par ce petit geste, j’exprime d’abord le respect pour la coutume, pour le peuple, car nous sommes rassemblés ici. » Il rappelle l’importance du travail, et de l’action que tous souhaitent mener pour développer l’insertion des jeunes. Le représentant de la chefferie, Jean-Baptiste Pourouda, un des sujets et conseiller municipal, pose un paquet équivalent et par son mot de bienvenue, donne le droit de parler. L’assemblée générale de l’association a donc lieu dans la tribu, précisément dans la salle commune, fleurie d’orchidées rouges ou jaunes, et ornée sur un mur de deux portraits encadrés : Jean-Marie Tjibaou et Yiéwéné Yiéwéné. Après l’assemblée générale de l’association loi 1901, le repas se déroule. Il est précédé de la deuxième coutume, et d’une prière « au Seigneur qui nous donne ce repas ». Mais surtout, avant de clore la réunion, j’ai noté le discours d’un des sages de la tribu de Houailou, orateur talentueux, qui sait haranguer la foule et user avec élégance des images, des gestes ou des silences. Le bureau de l’association vient d’être réélu :
« Lorsque la première fois, j’ai mis la main à la pioche, j’ai reçu des mains pour aider. C’est pour aller plus loin. Ce n’est pas pour me flatter. Il y a la tâche sur le papier. Mais quand il faut aller aux formalités, il y a la pelle, la pioche ou le stylo. J’ai été élu président : j’ai cherché le dernier escalier, le plus bas, pour aller motiver les miens. L’image est là (Tjibaou). Faut pas toujours attendre les mêmes. Il y a toujours un appel. Le jeune qui est là (il le pointe du doigt au fond de la salle), est venu me chercher à la tribu. Je l’ai suivi pour lui montrer comment on plante l’igname. Chacun a pris sa décision de s’engager, d’attraper la plume, la pelle, de monter sur le camion. On est là pour s’entraider, comme les doigts de la main. Le pouce ne peut pas dire au petit doigt, je vais me passer de toi. C’est ensemble, unis, qu’ils travaillent. Tout le monde est à l’école jusqu’au jour du testament. Qu’est-ce que tu as fais de ta vie ? On garde toujours un temps de silence pour ces messieurs (Yiéwéné, Tjibaou). Faut être reconnaissants. Regardons vers l’avenir. C’est en travaillant qu’on prépare l’avenir. En donnant du temps. Et le temps, il appartient à Dieu. Voilà. »
Toute l’assemblée répond, tête baissée, par un grand « Eui ! » (C’est-à-dire : oui, dans la langue de cette tribu).
Martin

FIN journal 4

Journal 5
Octobre 1997

Gueule cassée – L’analyse du sous-préfet – Traversée de la chaîne par la Koné-Tiwaka – Un dimanche matin au paradis – Un tour en hélico avec Arnaud – O’hara contre O’timins version canaque – L’affaire de Témala – Reconstitution du meurtre

Gueule cassée
Octobre 1997
Un homme attire mon attention durant une réunion municipale dans une commune de la province Nord. La soixantaine, visage émacié, sillonné verticalement de rides comme un tronc de vieil arbre. Ce Caldoche s’exprime posément et son vocabulaire dénote dans son milieu social. Il agite dans son discours une mâchoire osseuse qu’orne une dentition accidentée. Voilà un homme que la vie a éprouvé. Malgré tous les accidents esthétiques, il y a de la beauté dans cette tête. Le personnage me fascine : une gueule cassée. Je l’aborde à la fin de la séance. Il m’invite à lui rendre visite.
Au téléphone, quelques jours plus tard, je prends de ses nouvelles : « Je vais comme un paysan avec la sécheresse qui arrive. » Nous parlons des incendies qui dévorent la Calédonie. Le problème l’atteint. Il me dit l’inquiétude que suscitent ces flammes pour l’avenir, la douleur qu’elles lui causent. Et les dégâts sur la nature, avec sa rivière qui a commencé de baisser…
Coup de poing
Je lui laisse mes coordonnées, il me rappelle et me voilà un soir à partager sa soupe. Il me présente Célestine et Jeannette, deux Canaques qui vivent sur la station. J’apprendrai plus tard qu’elles sont venues approfondir leur connaissance biblique à ses côtés, ainsi que Philippe, jeune Parisien ayant délaissé les turpitudes des grandes villes pour mener ici une discrète vie monacale et terrienne.
Jojo, comme ils l’appellent, a perdu ses dents après un coup de poing droite-gauche asséné par un membre du conseil municipal, frère du maire, il y a des années. Il avait parlé avec franchise, une fois de plus. Ici, on évite. Cette totale vérité dénote. Formé, instruit dans un collège adventiste en Australie, Jojo ne supporte pas le mensonge ni la dissimulation. Je découvrirai qu’il a d’autres qualités, mais aussi un caractère tout à fait à la hauteur du personnage.

Il ne boit pas, ne fume pas
Au milieu d’éleveurs de bétails qui se prennent pour des cow-boys et se dénomment stockmen, il s’est lancé dans l’agriculture biologique. Au milieu d’alcooliques, il a décidé de ne plus boire alcool, bière, ni sodas. Contrairement à l’habitude locale de ponctuer ses phrases par des vulgarités intranscriptibles, il a châtié son langage. Et dernier bâton qu’il donne pour se faire battre, il a éduqué lui-même ses enfants en refusant de les envoyer à l’école. Mais à force de travail, de ténacité et de foi, il a tenu. Car personne, pendant des années, ne voulait lui acheter ses légumes. Il a gagné quelques sous en vendant de porte-à-porte et s’est bâti une maison en briques. Il avait fait la première de bois et de bambous, pour abriter sa famille.
Jeannette me prépare un dîner parce que j’arrive tard. Ils ont mangé. On parle avec simplicité, je mange d’un bon appétit en observant la pièce. Cuisine au béton nu éclairé d’une faible ampoule, murs gris sombre qu’ornent de vieilles traces d’humidité sur lesquelles courent les margouillats. Dans ma gamelle, Jeannette pose du manioc frit, un délice. On dirait des beignets que vendent des marchands estivants en bord des plages, en France. Ils vivent du produit de leur terre, courageusement, continuant d’écouler leur production par démarchage.

L’analyse du sous-préfet
02 octobre 1997
En me recevant dans son bureau, le sous-préfet me présente gentiment la situation territoriale, comme en a besoin tout Zozo (Zoreille) qui débarque. Une analyse alarmiste qui doit en partie au fait que, si un incident social se produit, on le tiendra pour responsable. Son analyse a le mérite de la clarté.
« La population passe parfois tout près des événements de 1988. Il suffit de dix gars pour faire un barrage. Si un gendarme échauffé réagit mal, c’est tout de suit 200 Mélanésiens qui font 20 barrages et bloquent la province. Le sens de l’Etat, c’est rien pour eux. Les élus Canaques, par contre, ont compris cela. »
« Les rivalités de voisinage ? Tous les gens ont un fusil dans leur voiture. » « J’ai vu des gens observer de chez eux l’incendie du voisin, un jet d’eau à la main, au cas où les flammes franchiraient la clôture. »
« Pendant les événements, il y a eu plus de morts civils que le nombre officiel. Il y a eu également des gendarmes tués dont on n’a pas parlé. Mais on ne peut rappeler cela : ça n’est pas digéré. »

Reportage à la tribu de Néhouta, sur la côte Est par la Koné-Tiwaka
Samedi 4 octobre 1997
Un reportage me conduit de l’autre côté de la Grande terre, sur la côte Est. Pour l’histoire, c’est ici que se sont déroulées, dans les années 1980, les exactions les plus violentes à l’égard des colons et des Caldoches, si l’on excepte la prise d’otages d’Ouvéa. Les blancs (ou métis, c’est synonyme), ont été chassés de leurs terres, leurs maisons brûlées, le bétail égorgé. Le mythe de tribus plus agressives sur la côte Est court toujours dans le fantasme collectif des blancs. Mes collègues de Nouméa m’en parlent souvent comme d’une zone dangereuse. Evidemment, j’évite de rouler vite quand la route traverse une tribu. Un enfant peut sortir de nulle part et traverser.
Pour atteindre la côte Est, il faut franchir la chaîne de montagnes par les rares routes disponibles. J’en connais deux en province Nord : la route à l’extrême nord qui longe la mer, et la piste Koné-Tiwaka, récemment goudronnée sur la moitié du chemin.

Meuh alors
On serpente à flanc de montagne en suivant parfois la rivière, une centaine de mètres en contrebas. Je m’arrête au bord de la route pour observer le paysage de ce creek (ruisseau) qui serpente sous une voûte d’arbres, avec un banc de sable et des vaches qui s’abreuvent. J’avance de quelques pas. Trois canards sauvages s’envolent, quatre vaches fuient. Bétail divaguant. Plus loin, une de leurs consœurs a laissé une mine en traversant la chaussée. Je roule dessus. La bouse explose sous les pneus, éclabousse le pare-brise, envahissant l’habitacle de la voiture d’un léger parfum de végétal fermenté.

Salut à la machette
Je croise une Canaque qui marche pieds nus sur le bas-côté. Je salue comme toujours. Elle me répond en levant le bras droit qui porte une longue machette. C’est ainsi dans la brousse. Les Canaques se baladent toujours avec une machette (on dit aussi tamioc ou sabre d’abattis), pour couper du bois, ramasser quelque chose et le ramener à la tribu. Plus loin, un Canaque marche dans le même sens. Il porte également une machette et de l’autre main, un bananier déterré. Il me salue de même. A l’Est, les blancs répondent rarement au salut, les Kanak presque toujours, parfois même avec le sourire. Je sens une seule fois, dans le regard sombre d’un jeune, la haine.
Pour le reportage, je demande mon chemin. Passer le pont de Tchambo et après Ponérihouen, prendre la première tribu à droite, celle de Néhouta.

Claquettes et orteils en éventail
L’assemblée générale des producteurs de café est commencée. Un membre du bureau lit au micro le procès-verbal de la précédente réunion. Il ânonne, butte sur les mots, déchiffre à son rythme sans complexe. Personne ne bronche. Ma voisine, en robe popinée et claquettes, ne m’a pas dit bonjour quand je me suis assis. Elle ne croise pas mon regard. Peut-être a-t-elle de la famille qui fut massacrée par les blancs, peut-être est-elle tout simplement acariâtre, c’est le seul banc à moitié vide de l’assistance. Il y a là un mystère que seuls les gens de la « grande maison » (ou tribu, dans le langage administratif), peuvent percer. Cette sexagénaire aux cheveux grisonnants ne décolle pas les yeux de sa feuille. Les organisateurs ont distribué les comptes de l’exercice écoulé. Toute l’assemblée incline la tête vers ce rapport. Combien comprennent ? Combien savent lire ? Je baisse également la tête, pour observer les pieds de ma voisine. Larges, sales, ongles cassés, les courts orteils en éventail sur la mousse de ses claquettes. Les claquettes sont aux Calédoniens ce que sont les rangers à l’armée. Réglementaires. La mousse leur offre un petit confort, bien que les Kanak aient de la corne sous les pieds. Les claquettes possèdent deux avantages notables : pas chères et faciles à enlever. Ma voisine a senti que j’observais ses petons, elle les recule sous le banc. Ils sentent tout, c’est étonnant – je parle des sentiments, des dispositions intérieures.

Silence on respire
L’assistance toussote de part en part, plongée dans le déchiffrage des chiffres comptables. Aucun murmure ni chuchotement. Autour de nous, le vent fait bruisser les feuilles d’arbres, des nez reniflent. Un homme passe en boitant, chemise décorée du blason de l’Office des postes et télécommunications. Derrière le membre du bureau qui continue d’ânonner, un tableau noir a été accroché sur les feuilles de palmiers. Quelqu’un a écrit sur deux lignes :
« Bon
jour ».
Une douce odeur de feu de bois me lèche les narines, se mélangeant aux fragrances musquées du voisinage. Moi, seule peau blanche qui me suis parfumé les aisselles d’eau de Cologne ce matin, comme tous les jours depuis l’adolescence, je m’habitue aux odeurs corporelles plus vite que prévu. Je conduisais un jour une jeune et jolie canaque en voiture, et me disais que je ne pourrais dormir avec une telle odeur charnelle sous le nez. Non pas qu’elle sentit mauvais. C’est juste le caractère de la peau, fort, plein de musk. Chez certains s’ajoute le manque d’hygiène.
La réunion s’éternise. Des coups de machette résonnent au loin. Des oiseaux chantent. Un petit enfant babille. J’ai juste devant moi deux adolescents à la chevelure abondante tressée en mèches rasta. Tous deux portent dans le dos, sur leur veste et chemise, l’image de Bob Marley. Des femmes ont noué des foulards colorés autour de la tête. Un homme s’est contenté d’une écharpe qui dévoile au sommet une calvitie naissante. Deux rangs devant, un pépé a choisi un bonnet de laine tricoté main, bleu pâle, orné d’un pompon jaune, rouge et bleu, comme j’en faisais dans l’enfance. Cela donne à cet homme, de dos, l’allure d’un poupon aux cheveux grisonnants.

Souvenirs de S.I.G.
L’assemblée générale dure depuis un siècle et devrait continuer pendant des millénaires. On va tous être momifiés. « Page dix, nous wegawdons les soldes intewmédiaiwes de gestion. » OK, je wegawde puisque tout le monde ouvre à la page dix. C’est merveilleux. Mes cours de comptabilité à l’université de Toulouse sont presque entièrement volatilisés. J’étais un pouilleux en compta. Je ne sais plus ce que représente, dans le tableau, les taux de marge brute. En revanche, les souvenirs me reviennent pour les reprises sur provisions. Un rutilant 4×4 Nissan pick-up entre dans la tribu et me distrait de mes cuisants souvenirs. En voilà qui finalement, n’ont pas de problèmes de comptes. Douze Canaques descendent du véhicule qui perturbe un peu le déroulement de la phase comptable. Neuf descendent de la benne du pick-up. C’est le mode de promenade le plus couru ici. Souvent, les enfants et jeunes se mettent debout à l’arrière du véhicule, cheveux au vent, comme une star défilant sur la Croisette, ou le président sur les Champs-Elysées un 14 juillet. Sauf que personne ne les applaudit jamais, et qu’ils ne font probablement qu’apprécier l’air frais et la vitesse.
Poursuivons la lecture de ce document rédigé par un cabinet comptable de Nouméa. « La capacité d’autofinancement s’élève à 12 millions sul l’exewcice. Le bilan met en évidence notamment que l’affectation du wésultat comptable de 6968846F au wepowt à nouveau wamène celui-ci à 12677130F. La situation nette s’est complètement assainie. » Au-dessus de nos têtes, les alizés soulèvent les bâches en plastiques recouvertes de feuilles de cocotiers. L’assemblée a posé deux questions en deux heures. Devant moi, un vieux dort. L’assistance est immobile. Combien de temps tiendront-ils ainsi ? J’ai mal aux fesses. Le vieux s’est réveillé en reniflant et se raclant grassement la gorge. Il porte à l’annulaire gauche une alliance en fil d’inox.

Manger bougna
L’intervenant au micro, gros Canaque à lunettes carrées, a levé les yeux de sa lecture. « On dispose de la terre, de l’espace et c’est les autres (ça veut dire blancs), qui viennent la mettre en valeur. Demain, on va demander les bourses ou l’aide médicale et qu’est-ce qu’on donne en retour ? Enfin moi je dis ça mais c’est des discussions qu’on a déjà eues. »
Un autre répond dans l’assistance : « On est kanak, on a été bousculés par des systèmes. Il faut nous prendre tels que nous sommes, aller tout doucement dans la façon de voir les choses (ça veut dire des décennies). Les Européens sont là depuis des siècles à faire de l’élevage (en fait, trois à cinq générations), ils sont habitués. Pour le café, on nous a dit : vous allez gagner de l’argent. On a oublié de nous parler des problèmes. »
Puis a lieu le vote d’une résolution comptable qui dissout les comptes déficitaires d’un poste. Le gros à lunettes, responsable de l’association des producteurs de café, procède au vote : « Qui est contre ? (Aucune réaction) Qui est pour ? (idem). Bon, il faut dissoler, dissoudre. C’est bon, là je crois que le repas est prêt. »
Les femmes ont préparé le repas pour la centaine de personnes. Sur les tables sont disposés les mets. Enfin l’assistance parle. Je ne comprends rien à la langue du pays de Néhouta, c’est juste pour l’ambiance. Organisation self : chacun choisit dans les plats ce qu’il met dans son assiette et va s’asseoir par terre. Je prends du bougnat, de l’igname, du poulet et du crabe parce que j’ai une grosse faim et retourne me poser sur un banc. Les femmes ont mélangé de la grenadine dans l’eau. Si je n’avais pas encore trois heures de route dangereuse, je choisirais la piquette en cubi, plus sûre au point de vue microbien. L’eau ne répond pas aux critères d’hygiène de métropole. Mais j’ai de la chance, je n’ai attrapé aucun virus.
Je discute ensuite avec le président du conseil des anciens de la tribu. Il a 32 ans, appartient à un clan de responsables coutumiers, d’où sa charge. Il me demande d’où je viens. Vendée. Surprise, il a fait son service à Fontenay-le-Comte. Comme je lui dis avoir apprécié le repas, il suggère que je félicite les femmes. Ca leur fera plaisir. Je pars discuter avec elles dans la cuisine, un abri voisin sous lequel sont posés les feux : piquets de gaïac fichés dans le sol et à deux mètres de haut, une armature qui supporte les tôles et les feuilles de cocotiers. Discuter…. Ecouter plutôt. J’utilise peu de mots. Un sourire, un silence font mieux. Je me présente, leur demande comment elles ont préparé la nourriture. Elles sourient, timides. Elles sommeillent, étendues sur des nattes de cocotier tressé. Deux enfants dorment devant moi. Tout le monde s’est assis ou allongé. L’igname m’a lesté. Je les imiterais volontiers mais le travail m’appelle. Et du coup, j’ai oublié de les remercier.

Un dimanche matin au paradis
Déjeuner de dimanche, sur la plage : un gros poisson tropical que Marc a harponné au fusil. Son copain kanak Eddy a fait un feu sur la plage, pour le griller sur la braise, à l’ombre des niaoulis. L’horizon : un lagon bleu et vert pâle. Les alizés rafraîchissent l’air. J’ai réalisé le fantasme des Occidentaux.
Dimanche 19 octobre 1997
C’est dimanche. J’étais hier soir à une assemblée générale du Parti de libération kanak (Palika, branche dure du FLNKS), dans une tribu reculée de la chaîne au nord de la Grande terre. Le genre de reportages où l’on m’envoie sans mesurer l’inutilité du déplacement et qui n’est probablement utile qu’à moi. Deux heures de route, une heure de piste dangereuse dans la montagne, en demandant régulièrement mon chemin aux Canaques et en incluant le demi-tour qui m’a permis de visiter d’autres endroits, d’autres terres perdues dans un creux de vallée, un repli de pente. Ici, en cas de problème, il faut attendre des heures, une journée peut-être, qu’arrivent des secours. Lesquels ne doivent être espérés que de la part du voisinage, d’un gamin qui passe, d’un cavalier que mon véhicule force à s’arrêter. La piste de montagne serpente sur la ligne de crête. Terre poudreuse qui s’amoncelle en congères sur les côtés. Je sélectionne la propulsion du 4×4 sur le pont arrière et glisse dans les virages serrés, contrôlant en partie les dérapages, plutôt que de perdre l’adhérence des roues avant. Ma crainte permanente : me trouver nez à nez avec « un bétail », un cheval ou pire encore, un gamin joueur jaillissant du fourré. Les blancs qui causent ce type d’accidents quittent certainement le territoire.

Bol de thé
Je fais mon reportage. Nul. Les Kanak ne me disent rien d’intéressant. Ils répondent par une vaste supercherie politicarde dans un discours flou, simpliste et marxisant. Pour résumer, ils veulent l’indépendance. Rapidement, dans les six ans. Ce qui signifie : Etat Kanak, pas de blanc. Pas le moment de demander s’ils savent comme le Vanuatu regrette l’opulence de l’Etat qui le contrôlait et comme on leur envoie des bateaux de médicaments. J’accepte un bol de thé mais refuse le repas qu’ils m’offrent, je suis invité ailleurs, chez Marc et Caroline. Ils ont 24-25 ans et son assistant social et psychologue scolaire. Dîner royal : tazard grillé à la poêle, que Marc a pêché et gardé au congélateur. Le lendemain, réveil avec le chant des oiseaux, petit déjeuner sur la terrasse, les cocotiers pour horizon. Nous partons à la plage. Sable fin, une baie déserte qui s’étend sur des kilomètres, lagon bleu azur, eau chaude. Marc a emporté son fusil harpon. Mais à cette heure, les poissons se sont réfugiés dans les trous. A 14h, le soleil tape à la verticale.
Nous avons précautionneusement enduit nos petits mollets rose de crème solaire. L’eau transparente fait loupe. Un de mes collègues avait profité avec sa femme, un week-end, d’une crique déserte, se baignant tout nus. Il n’a pas pu poser son derrière sur une chaise pendant plusieurs jours, ce qui nous a bien amusait les collègues.
Nous voyons surtout des petits poissons. Marc s’éloigne et je mesure vite qu’il sait chasser : il réapparaît, brandissant au-dessus de l’eau sa flèche, ornée d’un gros picot coloré qui frétille. Inutile de laisser l’animal se vider autour, l’odorat des requins bat tous les records. Marc retire les entrailles de l’animal, agrandit le trou de la flèche. J’y glisse l’annulaire et ramène ainsi le poisson sur la plage pour le griller. Il pèse environ quatre livres. Eddy, copain kanak de Marc, allume des bûches noircies laissées sur le sable à côté. Quand la flamme diminue, il y pose le poisson. Picot braisé délicieux parfum. Nous dégustons cette chair subtile. Je songe que les hommes mangent ainsi depuis des millénaires sur la terre, et que l’un d’eux le faisait il y a 2000 ans, sur le bord d’un lac en Galilée. D’ailleurs, le mode de vie des tribus voisines se différencie peu, pour la génération des anciens, de celles de l’âge du Christ. Et ma foi, ce type de repas n’a rien à envier au meilleur restaurant parisien. Une banane pour dessert, le soleil qui nous chauffe la peau, l’eau tiède. L’ombre des arbres sur le littoral. J’ai passé dimanche matin au paradis.
Je suis malheureusement pressé et il me faut reprendre la route pour taper la fumisterie que représente ce compte rendu politique d’un parti qui n’avait d’autre objet que de mesurer le potentiel de mobilisation de ses troupes. Bref. J’ai bien fait d’aller sur la côte Est voir mes copains.

Un tour en hélico avec Arnaud
Octobre 1997
L’été vient, le territoire part en fumée. Des Canaques allument des feux pour ennuyer un voisin ou pour débroussailler. Ils ne surveillent pas l’écobuage et l’incendie se propage. Le haussaire (haut commissaire de la République), met en place de centres de secours, avec un officier des sapeurs pompiers de Paris arrivé en même temps que moi en Nouvelle-Calédonie : le capitaine Arnaud Girard.
Le courant passe très vite avec Arnaud. Quand le général des pompiers lui a indiqué sa destination, il l’a acceptée avec plaisir. Sa mission est simple et superbe : sauver le territoire. Il parcourt les mairies, rencontre les chefs de tribus, pour lever des pompiers volontaires, et créer des centres de secours.
Nous survolons en hélicoptère un incendie au nord de Témala. Des hectares de montagne morte. Petites flammes poussées dans les broussailles par les alizés. Langues rouges qui ronge lentement la végétation, noircit les troncs de niaoulis, assèche les creeks (nom des ruisseaux et rivières locaux) et vide les nappes phréatiques. Quand la pluie revient, elle glisse sur ce sol désertifié. Un pied suffirait à éteindre les flammes. Le capitaine fut scandalisé, en observant les incendies près des tribus, de voir comme la population s’en désintéresse. En tribu, la terre est communautaire. Elle appartient à tout le monde, c’est-à-dire personne. C’est un des mauvais côtés de la propriété commune. Certains feux visent à embêter un voisin. D’autres prétendent faire revenir le gibier sur les terres.

O’hara contre O’timins version canaque
L’affaire de Témala rejaillit sur la vie communale et passionne toute la population. Les familles de deux conseillers municipaux se sont affrontées : deux morts. Depuis le départ, l’affaire me rappelle « Les Rivaux de Painful Gulch », l’album de Lucky Luke où s’affrontent O’hara et O’timins. Ici, c’est Dounehote et Dounezek.
Julien Dounehote, chef du clan Dounehote, s’est un jour déclaré maître des terres. Les Dounehote avaient pris l’habitude, pour se rendre à la tribu, d’emprunter un raccourci qui coupait la terre de Dounezek. Les affrontements ont donné lieu à des arrachages de plantations d’igname, puis de clôture, jusqu’à ce que le conflit prenne une tournure dramatique. La victime : Dounezek, petit homme faible face à un Dounehote violent, genre parano à la mode mélanésienne. (Voici la copie d’article paru en page Nouvelle-Calédonie/Politique, le 10 octobre 1997)

Après les troubles de l’affaire de Témala qui a fait 2 morts le 1er décembre 1996

Le gouvernement français dissout le conseil municipal de Voh

L’affaire de Témala sera remontée au plus haut niveau de l’Etat. Dans la nuit de mercredi à jeudi, le gouvernement a dissout, sur demande du maire relayée par le sous-préfet, le conseil municipal de Voh. A l’origine, un conflit foncier qui s’est terminé dans le sang.

Les faits
Une rixe éclate dimanche 1er décembre 1996, entre les familles Dounehote et Dounezek. La bagarre, à coups de sabre d’abattis, de barre-à-mine et de bouts de bois fait un mort, René Dounezek, et deux blessés, Thierry Dounehote, fils de Julien Dounehote et Edmond Vilame, fils adoptif de ce même Julien. Le soir, Annette Kedo, épouse de Julien Dounehote, est abattue d’une balle dans le dos par des tireurs embusqués que la justice recherche toujours.

L’origine
L’histoire est, dans les détails, complexe. Le conseil des anciens de la tribu de Témala n’avait pas réussi, à l’époque, à prendre une décision dans ce conflit coutumier devenu politique.
Il s’agit, pour en rester aux faits, d’une dispute à cause d’une servitude de passage sur les terres de René Dounezek.
Les Dounehote passaient sur un chemin longeant la propriété Dounezek, pour aller à la rivière et rejoindre la tribu de Ouellisse. Sur ce chemin de querelle ont eu lieu divers accrochages, dont un arrachage, la veille du drame, de la clôture qu’avait planté Dounezek. Le dimanche matin, Julien Dounehote, conseiller municipal arrive en jeep municipale et constate que les Dounezek coupent des arbres. Ils les soupçonnent de vouloir barrer la route et les coups fusent entre ses fils et la famille Dounezek. Julien ramène en jeep ses fils blessés. René Dounezek décédera au dispensaire de Voh.

La politique
Le conseil municipal de Voh, élu en juin 1995, n’avait pas dégagé de majorité absolue dans la commune. Il n’existait que des alliances de circonstances qui ont volé avec l’affaire. Pour 19 sièges à pourvoir, six listes s’affrontaient, ainsi réparties : Guigui Dounehote, 6 sièges. Gustave Lethézer, 6 sièges. Julien Dounehote, 2 sièges. RPCR (Rose-May Babin et Apou Thidjite), 2 sièges. Georges-Yves Dufour et Jean Poithily, 2 sièges. Mathias Tidjite, 1 siège. Gustave Lethézer est élu maire.
Après des menaces, Mathias Tidjite démissionne pour protéger les siens. Il est remplacé par Félix Dounezek, gendarme retraité, nouveau président du conseil des anciens de la tribu de Témala. Il demande, après le drame, la démission de Julien Dounehote. Au retour de la réunion avec les membres de la liste Lethézer, Félix Dounezek rentre chez lui. Des coups de fusil sont tirés sur sa maison. Félix décide de voter contre le budget primitif de la mairie. La majorité municipale disparaît. Le maire, suivant la demande de la majorité de son conseil, demande la dissolution du conseil municipal au commissaire délégué Bernard Guérin, qui lui indique d’écrire au gouvernement de la République française, à Paris. (La loi française impose, pour renverser des représentants issus de la volonté du peuple souverain, de remonter au plus haut niveau de l’Etat). Cette lettre écrite le 27 juin par Gustave Lethézer, vient de trouver sa réponse. Le gouvernement français a dissout, dans la nuit de mercredi à jeudi, le conseil municipal de Voh.

L’avenir
Le conseil municipal reste en place tant que le décret gouvernemental n’est pas paru au journal officiel de la République française et au journal officiel de Nouvelle-Calédonie. Huit jours après cette parution, le maire cesse ses fonctions. Il sera remplacé par une commission de trois personnes avec un président, désignée par le délégué du gouvernement. Elle évacuera les affaires courantes jusqu’aux prochaines élections municipales.
Martin Bohn

Le maire est « Satisfait de la décision du gouvernement »
Les Nouvelles calédoniennes : Dans quel état d’esprit vous sentez-vous ?
Gustave Lethézer : Je suis satisfait de cette décision du gouvernement. Beaucoup m’avaient dit : tu n’arriveras pas à obtenir ça. Quel que soit le résultat des nouvelles élections, ça permettra de voir plus clair entre les individus qui se présenteront.
LNC : Ce double meurtre a-t-il pourri l’atmosphère dans le village ?
GL : Vous savez, il y avait des incendies impunis, des vols à main armée impunis, et maintenant des assassinats. Tout le monde attend la décision de la justice.
LNC : Où en est la justice ?
GL : Il y a une reconstitution du meurtre de René Dounezek vendredi 17 octobre. Quant à l’assassinat de Annette Kedo, épouse de Julien Dounehote, on n’a encore pas trouvé l’auteur.
***FIN DE L’ARTICLE***

Première réaction, à chaud, une heure après que l’assistante du red chef m’a demandé de faire un papier sur le sujet, et que je le transmets par modem : « Comment t’as fait ? »
Réaction de Ghislain, président du tribunal de Koné : « T’as fait un papier remarquable, à plus forte raison pour quelqu’un qui débarque sans rien connaître. Si je devais indiquer un résumé pour expliquer l’affaire, ce serait ton article. » Même son de cloche de la part de mon pote des RG. Ouf. Le genre de sujet casse-gueule par excellence, pour lequel j’aurai eu quelques inquiétudes.

L’affaire de Témala (copie d’article)
Martin BOHN-Koné-3 photos numériques
parution en page Province Nord, le 18 octobre 1997

La reconstitution du meurtre de René Dounezek s’est déroulée dans le calme

Le juge d’instruction Martine Varache du tribunal de Nouméa a procédé hier à la reconstitution des faits dans l’affaire de Témala. Le périmètre était bouclé par un escadron de gendarmes mobiles, soit près de 80 hommes. Ambiance calme.

Vendredi, 6 h 30, près de la tribu de Témala, sur le lieu de meurtre de René Dounezek, le 1er décembre 1996. Le soleil chauffe à peine. Un nuage de poussière sur le chemin : les premiers éléments de gendarmerie arrivent, un escadron de la 6e Légion de gendarmerie mobile. Mission : boucler le secteur. Près de 80 hommes armés sortent des véhicules, en treillis. Ils s’équipent de radios, sortent les chiens et se dispersent dans la nature en une chaîne humaine à peine visible, n’étaient les six camions à quatre roues motrices, de couleur bleue, qui s’alignent à l’entrée du chemin. Les autorités s’inquiétaient de la manière dont le voisinage vivrait cette reconstitution. La suite prouvera comme les proches attendent que l’affaire soit jugée, qu’on en finisse.
Menotté, tête basse
A 8h15, les gendarmes mobiles peuvent informer le capitaine Jean-Philippe Lecouffe, de la compagnie basée à Nouméa, que « le bouclage est assuré ». Un hélicoptère apparaît un quart d’heure plus tard, et tournoie plusieurs fois au-dessus de la zone avant de partir. L’officier arrive, conduisant dans sa voiture le juge d’instruction de Nouméa, Martine Varache, ainsi que son substitut et une greffière. Une dizaine de curieux, proches de Julien Dounehote, aimeraient assister à la reconstitution. Le véhicule passé, les représentants de l’ordre bloquent l’accès. Un coutumier de la tribu demande si les siens peuvent approcher et assister à la reconstitution. Refus poli, inutile d’insister. Les femmes s’asseyent d’un côté du chemin, dans l’herbe sèche, les hommes de l’autre côté. Ils sont venus voir Julien, ou Thierry son fils, détenu à camp Est, qui arrive menotté, tête basse, conduit par trois hommes vêtus de combinaisons noires, du groupe des pelotons mobiles, une unité d’intervention de la gendarmerie. Les autres protagonistes se rendent libres sur les lieux où ils ont été convoqués. Félix Dounezek est accompagné de son avocat, Me Laurent Aguila. Julien Dounehote retrouve ses deux fils, Thierry et Edmond Vilame, fils adoptif.
Dans le calme
Tous s’éloignent vers les lieux du drame, là où le chemin rétrécit, serpente entre les cactées, les niaoulis, les aloès. Deux troncs décapités à hauteur d’homme se dressent dans l’herbe. Ceux-là même que coupaient la famille Dounezek avant qu’éclate la rixe mortelle, lorsque Julien Dounehote avait vu là une volonté de barrer le passage.
Les magistrats, officiers et juristes répartissent les rôles. Les faits sont rejoués, sans autres témoins que ceux autorisés pour l’instruction, secrète. Chaque partie donnant alternativement sa version : le récit d’une violence qui monte, on simule les coups qui partent, les allées et venues, puis la blessure qui tuera René Dounezek. Chaque protagoniste, du côté Dounezek et Dounehote, fait valoir sa version. La greffière prend note des constatations du juge Varache. Le soleil monte dans le ciel. La reconstitution dure sans interruption jusqu’à 14h, dans un calme qui doit autant au déploiement de forces qu’au rôle joué par les coutumiers, comme le grand chef présent sur les lieux, André Tein-Hyouen, président de l’aire coutumière de Hoot Ma Whaap. Il expliquera à l’issue le rôle de médiation qu’il lui faut tenir.
Larme discrète
On indique de source sûre que « cette reconstitution confirme les éléments de l’enquête plus qu’elle n’oriente vers des voies nouvelles». Certains aspects du dossier seraient ainsi « ressortis encore plus nettement ».
Il est 14h30, les proches de Julien Dounehote sont maintenant une vingtaine qui attendent de le voir. Une de ses quatre filles espère voir Thierry, son frère détenu. En vain. Il sera emmené comme il est venu. La séance des signatures de procès-verbaux s’est achevée.
On quitte les lieux sans un seul mot d’humeur. Une femme aura versé une larme discrète, en silence. La suite de l’affaire se déroulera au palais de justice.
Martin Bohn

Légendes photo
(Les proches attendent : deux photos au choix, la première ou la deuxième, ouaf ouaf)
Le déploiement de forces (80 gendarmes) ainsi que la préparation réalisée par les coutumiers, a permis que la reconstitution se déroule dans le calme. Les proches de Julien Dounehote sont venus, espérant lui parler ainsi qu’à son fils Thierry, détenu.

(Lieu du meurtre)
C’est là que s’est déroulée la bagarre entre les deux familles, et qu’est mort René Dounezek, père de Félix.

(Un des arbres coupés)
Avant le drame, il y a eu ces arbres coupés par les Dounezek, qui ont déclenché la colère des Dounehote. Plus tôt, les Dounezek avaient vu leur clôture arrachée, leurs ignames déterrés… Un chemin de querelle qui terminera au tribunal.
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A l’audience du mois suivant, Me Laurent Aguila me dira avoir beaucoup apprécié cet article et souhaiter que je sois muté à la justice : « vous avez la plume des grands journalistes pénalistes français. Vous aimez écrire, ce qui tranche dans ce journal. »
FIN JOURNAL 5
Journal 6
Nouvelle-Calédonie, octobre 1997

Un petit tour avec les morts – T’es poli, tu dis pas non – Un petit vieux à la voix qui déraille – L’adoption brise les cœurs canaques – Non-dit kanak – Une femme ça s’adopte – La triste mine du Nickel – Où sont passés les seins de Claudia Schiffer – Saut dans l’espace-temps – Manque pas une case – Un journal très tolérant avec les puissants – Le nez grand ouvert en allant à Koné
***
Un petit tour avec les morts
On raconte chez les Kanak que les morts parlent aux vivants. Le rapport avec l’Après est totalement différent ; je ne l’ai pas encore compris. Mais il me semble que sous certains aspects, notamment la façon surnaturelle dont les trépassés peuvent se servir de la nature, la croyance kanak se rapproche de la foi chrétienne primordiale, celle du premier siècle, des Actes des apôtres et des premiers disciples. Mais cette foi se double, comme presque toujours dans les mythologies primitives, de superstition, cette manie d’accoler à la dimension divine les réflexes le plus bas du coeur humain : punition vengeresse, jalousie, et tout les sentiments du quotidien des hommes. Sans oublier la sorcellerie locale. Emboucanner quelqu’un, c’est l’envoûter, lui jeter un sort. Les sorts kanak, comme tous les sorts du monde, relèvent moins de la Puissance occulte que d’esprits faibles et peureux.
Certaines grottes abritent des momies mélanésiennes, comme à Koumac ou Fayaoué. Elles datent probablement d’une centaine d’années, voire plus. Les tribus voisines ne souhaitent plus qu’on aille les voir. Les emplacements, que l’IGN n’a pas relevés avec précision, sont désormais secrets. Les anciens craignent que ne soient dérangés leurs ancêtres. Il y aurait eu, dans une tribu, plusieurs morts parmi les bébés. La faute aux touristes qui ont touché les momies. Du coup, même les expéditions scientifiques ne peuvent y accéder. Les momies se détériorent.
J’ai parfois du mal à réaliser, parce que certains Canaques parlent bien français, combien leur culture est loin de la mienne. Combien les mentalités sont anciennes. Trois mille ans de fossé historique qui explose par l’actuelle génération scolarisée, par la finesse des accords Matignon, par le désœuvrement des esprits, par l’alcool et le cannabis. Mais les morts parlent toujours aux vivants, disent-ils. Parfois même, ils leur apparaissent.
Dans l’île de Lifou, jalouse de sa tradition, existe une étape transitoire entre la vie et la mort. Quand on dit : il faut apporter du tabac et du bois au vieux, cela signifie qu’il s’est retiré à l’écart. Il ne mangera plus mais a encore besoin d’avoir chaud et de fumer avant de mourir. Les Canaques disent d’un mort : « Il n’est plus là », « il est parti », rarement : « il est mort. » Sauf quand ils s’adressent à un blanc.

T’es poli, tu dis pas non
Un Canaque dira oui, simplement pour signifier qu’il a compris, comme le « roger » des bandes dessinées américaines. Reçu. Léopold Jorédié, président de la province Nord, plaisantait un jour à côté de moi : « Pour le Kanak, non c’est bientôt et oui : jamais ! » Dire non est impoli dans le Pacifique. De même, on ne fixe pas son interlocuteur dans les yeux, c’est un signe de provocation, de domination. Ce qui donne des attitudes complètement timides, des comportements de névrosés très gentils, enfermés dans une prison de règles coutumières et de déviances familiales. Pour refuser, les Canaques prennent traditionnellement des pincettes, le font savoir par un chemin détourné, par un intermédiaire. Fourbes ou délicats, selon le point de vue. Mais rois de la diplomatie tranquille. S’il est un peuple qui laisse le temps au temps, c’est bien celui de Calédonie. Des tribus demeurent des mois, des années sans chef. Le temps que le clan de la chefferie se mette d’accord sur un successeur, ou que le pressenti atteigne un âge mature.
Mais quand la situation pourrit – fréquent – la justice finit par être saisie. D’un coup, l’institution blanche devient utile et règle le conflit mieux que de longs palabres. Car la règle de l’unanimité requise dans la coutume ouvre une capacité de nuisance aux esprits contestataires et vicieux. L’obligation du consensus kanak verse de l’huile sous la roue du progrès.

Un petit vieux à la voix qui déraille…
J’ai rencontré, à la reconstitution du meurtre de Témala, un petit monsieur dont j’ignorais tout, sauf qu’il était témoin des faits : crâne dégarni, courte barbe blanche, très simple, discret, presque humble, la voix faible qui s’évade parfois dans les aigus, et n’interrompt pour autant son discours sage. Alors que je l’interrogeais sur ce qu’il avait vu durant la reconstitution, et que je revenais pour la troisième fois à la charge avec cette question, il me répondit être tenu à la discrétion et devoir continuer son rôle de médiation entre les tribus et les clans. Un rôle qu’il semble vouloir mener avec le plus de conscience et de sérénité possible.
Il s’agit d’André Tein-Hyouen, président de l’aire coutumière de Hoot-Ma-Whaap, qui siège donc au conseil coutumier du territoire, parmi les huit membres de cette institution. Ce petit vieux à la voix qui déraille donnerait des leçons de civisme à presque tous nos députés. Là, j’ai enfin touché l’âme du peuple premier.

L’adoption brise des cœurs canaques
Un ethnologue du Centre national de la recherche scientifique me répondit sur l’adoption. La coutume en connaît différentes sortes. Elles se réalisent parfois l’espace d’un mot, d’un échange, marquées par un geste coutumier représenté par une simple pièce de monnaie. L’usage veut, quand une femme se marie, qu’elle donne l’un de ses enfants à sa famille, pour dédommager d’en partir, « pour la monnaie ».
Autre forme. Les sous-clans sont groupés par deux. Par mesure de politesse, l’enfant passe du sous-clan du père au sous-clan du frère minimal. On adopte également des enfants pour « relever le nom », quand celui-ci risque de tomber en déshérence.
« Prendre soin d’un enfant » sous-entend qu’on le nourrit. Et dans certains palabres coutumiers, se trouvent des cas d’enfants qui se prétendent adoptés parce qu’un autre que ses parents naturels l’a nourri.
Enfin, quand un enfant naît mort, ou qu’il décède peu après la naissance, il est systématiquement remplacé par le suivant du même sexe, qui portera le même nom.
Une canaque d’une trentaine d’années me témoignait de la souffrance qu’a représenté pour elle son adoption. Elle avait cinq ans, et chaque fois que ses parents la voyaient, elle pleurait en suppliant qu’ils la reprennent. Déchirure jamais refermée.
On prend les enfants des bras d’une jeune mère hurlant de douleur, pour le confier à quelqu’un d’autre. Cadeau. C’est par ce genre de drames que certains Canaques se tournent avec espoir vers la justice de la République.

Le non-dit kanak
« Le fruit est beau quand la racine est belle », phrase prononcée lors d’un discours tribal, par une autorité coutumière. Pour l’européen qui passe, cela reste un joli dicton kanak. Mais les membres de la tribu auront compris : il s’agit d’un conflit de succession du chef, que l’on est allé chercher dans une tribu voisine de Balade, par la lignée d’une mère Anoma. C’est tout ce qui est dit sur le sujet durant ce discours, et cela doit suffire à clore les commentaires.
Les discours kanak, riches d’images puissantes, s’enracinent profondément dans la terre et la mémoire du peuple. Métaphores allusives, sybillines pour moi, dont je pressens qu’elles renvoient à une longue histoire vivante dans les esprits. Une expression entendue la semaine dernière dans la bouche du diacre de la tribu de Oundjo confirme cela. Il parlait du retour aux racines : « Là où il est né, là où son nombril est tombé, il faut qu’il revienne. »
Les Zoreilles passent auprès des Canaques pour des bavards qui posent trop de questions. La méthode requise pour apprendre leur culture, c’est s’asseoir et écouter les anciens. Pendant ce temps, ils vous observent sans vraiment poser sur vous le regard. Ils vous sentent. Peu de détails leur échappent. Lente compréhension en profondeur. Il faut du temps bien sûr. Et en tribu, ce n’est pas ce qui manque. Je n’ai encore jamais vu quelqu’un courir dans un village canaque.

Une femme, ça s’adopte
Dans la tribu d’Arama s’échangent encore des femmes. Dans la coutume passent toutes sortes de transactions. Manous, allumettes, cigarettes, une branche, un billet. Mais aussi de la nourriture (tarots, ignames) et même des armes. Chaque élément a sa signification.
Mais savoir qu’on s’échange des femmes donne l’ampleur de l’image féminine sur le territoire, dans la culture mélanésienne. Combien d’affaires de violences conjugales qui aboutissent au tribunal ? Combien de coups portés sans que personne n’en parle ? Combien de viols ? Combien de dépressions nerveuses ? Tout cela est tabou ici. « A l’ombre des cocotiers, me disait une psychologue de l’hôpital, tout va forcément bien. » Dans une tribu, on cache les handicapés. Un médecin me disait avoir trouvé un jour allongé dans une case un infirme capable seulement d’avaler, et d’ouvrir les yeux. Il était là depuis des années. Tétraplégique après une rupture d’anévrisme ou quelquechose dans le genre. Un malvoyant ne verra le médecin qu’une fois, un malentendant ne l’entendra pas. Tout simplement pour des raisons financières, ou parce que le dispensaire est trop éloigné de la tribu…
Je me rappelle cette jeune métro venue enseigner la langue des signes. Elle me rapportait qu’en récréation, les adolescents porteurs d’appareils auditifs les cachaient dans la poche pour ne pas être perçus différemment des autres. La honte.
La femme donc, n’a pas vraiment voix au chapitre. Dans la coutume, c’est l’homme qui conseille, parle, décide. La femme reste un objet qui transmet les générations. Par elle se définit la lignée. Elle est facilement battue, délaissée, méprisée. Les femmes parlent entre elles, les hommes entre eux. Dans la langue de la tribu d’Arama, la femme est dite « adoptée » par le mari, car un seul mot existe pour « marier » et « adopter ». Un chef étalera sa puissance par le nombre de ses femmes, ou de ses maîtresses. (v. pièce de théâtre de Pierre Gope). Une fois adoptée, la femme doit pondre le plus possible. Ce qui explique la descendance de certains hommes… Sans compter qu’elles n’ont pas grand moyen de maîtriser leur fécondité ni leur activité génésique. Difficile d’empêcher un homme saoul de vous violer. Difficile de porter plainte quand, un week-end de beuverie (une fois par semaine), un groupe de la tribu est passé sur une fille. L’actualité judiciaire en témoigne, et laisse augurer des séquelles psychologiques chez le sexe faible. Mais la coutume possède une cérémonie du pardon. Pour un homme qui a violé une femme, et dont la famille va se plaindre. Si la famille de la victime accepte le pardon, l’homme sera tranquille. Et l’on évitera une guerre de clans. Quant à la femme, elle se débrouillera le restant de ses jours avec sa souffrance et ses séquelles psychologiques.

Où sont passés les seins de Claudia Schiffer ?
Les « spots tévé » ne diffusent ni paires de fesses ni poitrines arrogantes. Cette population vivait tout nu. Les missionnaires leur ont inculqué la pudeur, laquelle transparaît partout. Les femmes se baignent en robe mission (ou robe popinée). Les publicités ne montrent pas de chair fraîche. En apparence, la morale s’y retrouve. C’est la façade. Quant aux mannequins, ils sont rarement blonds aux yeux bleus. En somme, on ne prend pas ici de grande claque érotique sur les bords des routes. Claudia Schiffer ne montre pas ses attributs mammaires sur ces grandes planches de quatre mètres sur six qui dévorent le paysage métropolitain. Au dispensaire, le médecin se butte parfois à des pudeurs maladives, qui l’obligent à passer le stéthoscope sous la robe popinée.
Dans un sens, les jeunes filles sont moins obnubilées par leur corps, leur poids, leur apparence. Ce qui m’a permis de découvrir en tribu des femmes à barbe, Canaques d’une trentaine d’années portant un poil noir et frisé, aussi rude et fourni que le mien après trois semaines sans rasage.
Quant aux touristes femelles aimant exhiber au soleil leur pâle épiderme mammaire, les guides touristiques spécifient de ne pas s’y risquer sur les plages de sable blanc apparemment désertes. Un groupe de curieux de la tribu voisine peut prendre ça pour un pousse-au-viol.

La triste mine du Nickel
Y’a toujours une mine qui bloque. Ca a la couleur d’une grève, ça fait le bruit d’un mouvement du personnel, mais c’est un blocage. Comprenez : ceux qui ferment une mine n’ont aucun rapport avec l’usine. Et pas un gendarme ne les délogera : il s’agit des indépendantistes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). En bousculer un déclencherait les hostilités. Ils arrivent à une dizaine en pleine nuit devant les grilles de l’entreprise, arrêtent quelques véhicules en travers, et font passer leur message politique. En général, rien ne se passe. Un groupe constitue sur la route voisine un barrage filtrant, distribue des tracts, déploie des banderoles. Une délégation demande à rencontrer les autorités de la mine ou les politiques, leur demande que tel aspect du projet d’usine du nord soit décidé avant telle date… Le 28 octobre, le FLNKS a répondu à un syndicat qui lui demandait de lever les barrages : Non, on reste jusqu’à ce qu’on ait l’accès à la ressource. (La propriété d’une montagne de minerai pour en tirer les bénéfices de l’exploitation minière). Ce qui prendrait, au plus vite, plus d’un mois de tractations. Dans la matinée, les femmes arrivent près des grilles de l’usine où les hommes ont installé des tentes et une cuisine. Ces dames préparent le repas (bougnat, riz, poisson, poulet et igname). Tout le monde fait la sieste. Les employés aussi, mais chez eux, parce que dans ces cas-là, inutile de se déplacer en vain au travail. Puis on attend. Des jours entiers. Les femmes préparent les mêmes repas. Les négociations achoppent mais on trouve un modus vivendi. Il faudra accorder aux indépendantistes l’accès à la ressource dans un projet pas encore arrêté. En quelque sorte, on offrira aux Canaques une usine du nord dont ils fantasment pour créer un développement économique illusoire. Sans réaliser que ce cadeau du gouvernement français à un groupe politique ne fournira que 2000 emplois quand la province Nord compte 14000 demandeurs. Tout autre dossier est actuellement hors sujet. Le tourisme, encore sous-développé, leur apporterait nettement plus de revenus qu’une usine. Mais les investisseurs sont reçus de telle façon par les politiques Kanak qu’ils prennent vite leur billet retour. Métropolitains, japonais, australiens, néo-zélandais, arrivent avec des projets ficelés et des budgets disponibles pour mettre en valeur des zones du territoire, sans même décrocher un rendez-vous auprès des élus indépendantistes de la province Nord, majoritairement indépendantiste. L’atmosphère délétère entre branches internes du FLNKS rejaillit à l’extérieur. Des industriels viennent encore parfois, avec des projets viables sur le marché local puisque le territoire importe tout, sauf le nickel.
Mais à l’image des blocages d’usines, la stratégie des politiques mélanésiens les conduit tout droit à un appauvrissement économique et un retour au niveau social du siècle dernier, avant que le territoire ne soit colonisé. Plus d’école, plus de dispensaire, plus de justice Kanaky libre. On ferait ici ce qui est arrivé au Vanuatu, prenant l’indépendance et sombrant dans le tiers monde. Sans électricité, les Kanak ne pourraient plus se planter à treize heures devant la télé pour regarder dans la case la série télévisée : « Amour, gloire et beauté. »

Saut dans l’espace-temps
Une jeune Canaque me racontait un jour que sa mère s’est offert en famille un voyage à Paris. Elle prend l’avion terrorisée. Tribu-Paris, saut dans l’espace-temps. Elle se retrouve dans le métro, robe popinée, claquettes aux pieds, doublée par la foule, incapable de franchir le tourniquet. Son mari et son fils l’appellent du quai : « ton ticket ! » Elle fouille dans ses affaires, croyant qu’il faut donner le ticket à un contrôleur. Un métro arrive, mari et enfants s’engouffrent, l’abandonnant paralysée derrière sa barrière, avec les Parisiens qui la bousculent. Le mari descend à la station suivante et fait demi-tour. Elle est toujours derrière sa barrière.
Un autre jour, dans un grand magasin de la région parisienne, elle suit sa sœur, vivant en métropole, qui la guide entre les rayons. Avec elles, la petite de trois ans, jolie brunette aux longs cheveux noirs. Les deux femmes discutent, sans surveiller l’enfant. Laquelle devient introuvable. La mère paniquée, en pleurs, se rue aux caisses. La sécurité bloque les portes de tout l’hypermarché. On retrouve l’enfant dans les toilettes, cheveux coupés, avec d’autres vêtements, en compagnie de deux hommes. La mère ignorait les rapts d’enfants en France.
Destination montagne. Elle découvre la neige, sans apprécier du tout. C’est froid, ça glisse et « ça enfonce comme la boue. » Difficile de lui faire enfiler un pull, un caleçon, des chaussures, elle qui a toujours marché pieds nus sans porter autre chose que sa robe mission. Elle consent finalement, gelée, par enfiler un pull sous sa robe et des chaussures de montagne. Traumatisée, elle ne quittera probablement plus sa tribu.

Manque pas une case
Je n’ai pas vu deux cases identiques depuis mon arrivée. Le Kanak, en bâtissant sa demeure, y met de sa personne, ainsi que des matériaux de son choix, selon son budget. Pas de schéma directeur dans les constructions canaques. A l’origine, la case mélanésienne est circulaire, conçue d’un toit de paille qu’il faut renouveler tous les dix ans, et qui s’élève en cône autour d’un pilier central surmonté d’une flèche faîtière. Le tertre de la case représente le peuple, le socle de la tribu enraciné dans la terre. Mais le tertre est parfois bétonné.
Le pilier central, c’est le chef, que soutiennent dans la charpente une douzaine de poutres convergeant au sommet, symboles de l’union des forces coutumières. Les murs, entre les piliers, sont en grilles de bambous recouvertes de tressages de feuilles de cocotiers qui laisse passer le vent et les sons. Mais j’ai vu des cases aux murs de tôle ou de béton. C’est moderne, ça dure longtemps. Ils s’éloignent ainsi de la terre sur laquelle ils marchent pieds nus et qui colore leur peau, ils oublient les murs de fibre de coco. J’ai vu des clous dans les charpentes, remplaçant les anciennes cordes tressées. J’ai vu des cases carrées, aux murs percés de fenêtres, mais toujours surmontées du toit de paille. Des cases au pilier central coupé, des cases au toit de tôle
Dans les tribus coexistent cases et habitations « modernes », dessinées par un technicien de l’administration : murs de béton ou plaques de tôle, genre bidonville.

Un journal tolérant avec les puissants
Je fais du journalisme dans une revue de communication pour le RPCR, l’Etat, l’armée, les mines, la caisse de retraite et d’allocations familiales, l’Office des postes, les banques, et, jusqu’aux communes, tout ce qui est puissant en Nouvelle-Calédonie. Le journalisme d’investigation, d’analyse, de critique, de synthèse, d’ouverture, l’information fouillée et comparée, l’élévation du niveau de certains débats ou de certaines animations, l’éducation du public, le contre-pied de certains discours mensongers, etc., tout cela n’a pas vraiment cours aux Nouvelles calédoniennes. Ou alors c’est accidentel, par le fait d’un journaliste désireux de fouiller un dossier précis, par le fait d’une animation réalisant elle-même l’analyse, le travail de fond, le rassemblement de connaissances. Inutile d’insister sur le parti pris politique. Mon rédacteur en chef ne craint pas d’annoncer que le journal est « apolitique et loyaliste ». En sorte qu’il est du camp du RPCR, de Jacques Lafleur, des Caldoches. La politique, c’est les autres, les indépendantistes bien sûr.
Un exemple auquel j’ai pris part : le reportage effectué sur ordre du rédacteur en chef, en allant voir la pièce de théâtre de Pierre Gope sur l’histoire canaque. J’y allais pour vérifier si le dialogue comprenait la phrase rapportée par une photographe : « je pisse sur ta soutane comme je pisse sur le drapeau français ! » Au retour, j’ai dû négocier avec le red chef pour que mon travail soit publié. Il m’a accordé de passer « une photo-légende, pas plus. »
Quant à la livrée hebdomadaire Les Nouvelles hebdo, par ses éditos et certains dessins racistes, il est à ranger dans la catégorie fanzine interne de la droite dure.
A ce compte là, je doute être en mesure de réaliser un travail approfondi sur certains sujets vierges de toute critique, d’analyse, d’enquête. Comme par exemple la mafia Lafleur. Jamais contredit, jamais dérangé, il fut surpris du mauvais accueil que lui réserva la presse métropolitaine lors des événements de 1988. Pas habitué, le pauvre.

Les narines grandes ouvertes
« Il fait nuit noire. Je rentre d’un week-end à Nouméa, dans mon 4×4 brinquebalant sur le coaltar(1). Je cogite. Le temps s’annonce long, presque quatre heures de route. J’arriverai vers minuit avec, pour seul paysage, le défilement des panneaux phosphorescents et la ligne blanche. J’invente un jeu : analyser les odeurs. Mon vieux pick-up bâché se prête à ce genre d’exercice. Un carnet coincé sous la cuisse, je note les parfums qui m’atteignent, d’une écriture malhabile, torturée par les sursauts du véhicule, incontrôlée par mon regard qui fouille l’horizon dans la nuit. Je ne découvrirai le résultat qu’à l’arrivée. Un graphisme contrarié de parkinsonien ivre.

A la sortie d’un bled assoupi, j’entre dans la campagne bercée d’un parfum d’herbe fraîche, délicatement rehaussé par l’humidité du soir. La chlorophylle s’est habillée pour sortir. Le nuage vert s’éloigne et disparaît derrière moi. L’herbe a durci bientôt, parfum jaune qui devient paille et s’efface aussitôt. J’entre en zone boueuse. La terre flasque me colle aux narines, odeur prégnante, inévitable comme un bord d’étang qui vous possède dans son atmosphère humide. Je sens la vase d’une mare d’eau croupie certainement bordée d’herbes longues, de roseaux et de bambous. La mare se vide, la boue tombe, cédant la place aux fragrances acides d’un poulailler silencieux. La volaille s’éveillera bientôt, peut-être enfermée dans un enclôt, peut-être libre sur les sentiers d’une tribu. Le poulailler s’envole, je me concentre sur la petite flaque de lumière que jettent mes phares au loin, guettant le moindre écho blanc des yeux d’un animal, bétail ou cheval. Ca ne sent plus, sauf les relents des gaz d’échappement et l’huile du moteur. L’ouïe anesthésiée par le ronflement des quatre cylindres, je m’efforce de rester attentif, bras gauche tendu, prêt à donner un coup de volant si je détecte une présence animale dans le halo des phares.
Je trouve une autre position pour écrire : carnet devant, l’œil posé sur la route, je distingue en zone floue ma main qui griffonne sur ce rectangle clair.
J’entre en terre de moisson. Le foin s’étale dans l’air, et se mêle au caractère du bois séché. Un délice de savane que vient brutalement pourrir une tache de lisier. Forcément, elle me suit longtemps dans la campagne, obsédante odeur, fixée comme une sangsue aux narines. Elle se signifie à la plus légère inspiration, s’accroche le long de la route et même infime, même lointaine, tarde à se faire oublier. Des fougères viennent balayer mon paysage olfactif. Une ambiance de sous-bois que teinte un arrière-goût d’eucalyptus. Je m’imagine sous les branches verdoyantes d’une forêt primaire quand un banc d’air chaud traverse la route et désertifie mon paysage. La roche vole dans l’air, se change en sable d’une plage écrasée par le soleil au zénith. Le souvenir du jour vient teinter ma nuit. La roche et le sable passent derrière, c’est peut-être une mine.
L’air fraîchit de nouveau, le foin verdit, un panneau me salue :  « Prochain village La Foa 15 km ». Un creek (2) sillonne dans le noir. J’en devine les eaux croupies et les galets nus, secs comme la pierre chauffée à midi, les berges qui serpentent et piègent les mouvements d’air. Je passe soudain sous le manteau fermenté d’un ensilage agricole, le vent agite la bâche de ce foin qui pourrit lentement. La bâche se repose, une fumée de bois vient masquer le tableau. Les flammes lèchent la bûche, carbonisent les branches et m’apportent les particules de cendre en brefs cadeaux. Mais l’habitat du cochon vient s’étaler sous mon nez. Pourquoi faut-il que le porc pue ? Ca n’est plus drôle, je repose mon carnet. J’arriverai bientôt. »
M.B.
(1) bitume
(2) ruisseau
FIN JOURNAL 6

Journal 7
Nouvelle-Calédonie, octobre et novembre 1997
Pour un week-end de Robinson – Fortune de mer – Un petit point qui grossit – Aidés par des gens « dangereux » – Trois heures sans respirer – Dans la peau d’un mollusque – Barrages kanak contre barrages caldoches – On a frôlé l’affrontement – (articles : boat people chinois) – En rut

Pour un week-end de Robinson
Ce samedi matin, Marc et Caroline, leur couple de copains parisiens et moi avons rendez-vous à 4h30 avec Eddy, grand athlète kanak, sur la plage de la côte Est. Au programme, deux jours et une nuit à la belle étoile sur l’île inhabitée de Balabio, tout au nord de la Grande terre, à deux heures de bateau. Nous prévoyons : baignade, sieste à l’ombre des arbres sur la plage, dodo sous nos abris de fortune et chasse sous-marine (pour manger). Le papy kanak d’Eddy met à notre disposition sa barge en aluminium, en échange de l’essence et l’huile.
Nous abandonnons nos voitures sous les banians et cocotiers, au bord du rivage, pour récupérer l’embarcation. Elle sent le poisson, servant à relever les filets de pêche. D’emblée, l’hélice m’impressionne : au bout du bras moteur, trois moignons de pales aux bords de fuite rongés par les chocs, qui réduiront facilement d’un tiers la puissance. Je ne m’inquiète pas. L’état du propulseur me fait sourire. Nous embarquons dans le premier bateau à moteur paléolithique. Le prototype fossile démarre et fait prout prout. Un professionnel eût immédiatement diagnostiqué la fatigue mécanique, nos oreilles néophytes n’entendent rien.
Nous chargeons nos gros sacs et l’équipement de chasse sous-marine dans la barge aluminium. Eddy pose son petit sac et son grand harpon, s’installe à l’arrière. Nous voilà partis pour un week-end qui s’annonce de rêve. Eddy sort le bateau de la mangrove boueuse où nous avons baptisé nos claquettes neuves. Dans le lagon, mer calme, vent de terre. Mais dans les creux de la houle, l’hélice patine, le moteur hurle, le paysage ne défile plus. La houle nous dépasse, nous repartons. Nous renonçons à parler tellement le bruit couvre nos voix. Mes oreilles s’auto-anesthésient. Nous avions prévu deux heures pour rallier l’île.

Fortune de mer
Subitement, le moteur change de hurlement, ralentit et s’arrête. Silence. Clapot de la mer sur l’aluminium. L’avant du bateau redescend dans l’eau, la vague du sillage passe sous la coque. Eddy s’échine, le câble de démarreur reste bloqué. Nous nous regardons. Aïe, si on a abîmé le moteur du grand-père ! « Laisse refroidir », dit Marc. Ca doit être ça, il a chauffé, on va attendre un peu. Nous plaisantons, je chantonne « Il était un petit navire ». Une fille répond : « Nous avons deux jours de provisions. » Eddy retire le capot moteur, on ne voit rien. De toute manière, nous n’avons embarqué aucun outil mécanique.
Le temps passe. Il faut se rendre à l’évidence, le moteur est cassé. Eddy pense déjà à la colère de son grand-père. Je regarde la barrière de corail, à deux milles, sur laquelle nous serons drossés par le vent dans deux à quatre heures. De l’autre côté, des déferlantes de plusieurs mètres. Le Pacifique est calme aujourd’hui. A bord, aucun équipement de sécurité : ni bouée, ni fusée, encore moins de radio ou d’alarme lumineuse, pas une rame, pas un sifflet Ce qui s’appelle rien. Le vent nous pousse insensiblement. Nous mouillons l’ancre. Sans toucher le fond, elle freine comme une ancre flottante et pourrait agripper une patate de corail.
Dans trois heures environ, je nous imagine sur les aiguilles minérales, dans la machine à laver des brisants. Je n’en dis rien. Inutile d’affoler. Nous sommes trois à savoir ça, Marc, Eddy et moi. Le couple d’amis de Marc arrive directement de Paris et n’a rien compris. Parfaits touristes qui continuent de rire. Caroline ne réalise pas plus. Ils avoueront le lendemain n’avoir « pas eu le temps de s’inquiéter. »
Je me prépare mentalement à enfiler l’équipement de plongée avec Marc et Eddy, attachés à une corde pour traîner le bateau vers la côte, à la force des palmes, sur environ un mille. Marc me dira le lendemain avoir eu la même idée.

Un petit point qui grossit
Près de la terre passe un bateau à moteur, minuscule. Je crie : « Faites-lui des signes avec une serviette ! » A l’avant, Marc hésite puis s’exécute. Le Radeau de la Méduse. Secondes hors du temps, chacun suspendu à ce petit point qui avance dans le bras de mer entre Pam et son île, réserve naturelle. Mais le bateau s’arrête, immobile un instant. « Continue Marc ! » Le point fait demi-tour sur l’eau et fonce vers nous dans une gerbe d’écume. Nous crions de joie.
Le petit hors-bord grossit, des têtes dépassent : Un couple canaque avec sept enfants de 4 mois à huit ans. L’homme appelle Eddy et ils échangent en langue. Tout se passe vite. Nous embarquons dans le petit hors-bord, en saluant tout le monde avec un sourire de réconfort. Eddy et Marc restent dans la barge, attachée par un bout. Le convoi se met en route. Les enfants amassés à l’avant trouvent tout cela extraordinaire. Nous leur adressons des clins d’œil qui les amusent.
Le couple kanak nous débarque à Pam et conduit Marc et Eddy trouver un mécanicien. Nous laissons un paquet de gâteaux aux enfants et une bouteille d’huile moteur. Les gâteaux disparaissent en quelques secondes, dans des grands sourires de dents blanches. Sur la plage de Pam, je nous verrais bien terminer le week-end, l’eau a l’air poissonneuse : une raie venimeuse passe entre les jambes des copains, dans 20 cm d’eau. Le mécanicien trouve le trou dans le bloc moteur qui a surchauffé. Irréparable. Il nous explique les sur-régimes avec l’hélice qui patine, la mauvaise conception de cette série de moteurs J’aimerais que le papy d’Eddy entende ça.

Aidés par des gens « dangereux »

Devant nos mines embarrassées et les maigres perspectives de trouver de l’aide, les mécanos nous proposent de nous ramener à Pouébo si nous les dédommageons en essence. Marché conclu. Avec deux vieux Land Rover, ils nous trimbalent en tirant le bateau sur une remorque. Quinze kilomètres de piste, puis la route de montagne vers Pouébo. A l’arrière du véhicule, entre nos jambes, un fusil de chasse dans sa housse. Notre conducteur nous sort des bières d’une glacière. Nous plaisantons gentiment. Ceux-là même que la rumeur nouméenne dit les plus belliqueux et dangereux du territoire se révèlent serviables au-delà de nos espérances. Ils nous proposent de repasser les voir un week-end pour nous conduire à Balabio.
A midi, nous déchargeons enfin le bateau à son emplacement. La tribu a déjà compris que nous l’avions cassé. Pauvre Eddy. Inutile d’attendre, nous allons avertir le grand-père. Il sort de sa case avec un bob jaune, surpris. Une femme s’accoude à une fenêtre (cette case-là a des fenêtres). Eddy parle en langue, présentant longuement ses excuses. Le papy demande ce qui s’est passé. Marc intervient dans le palabre, précisant que c’est dû à l’usure du moteur, et que cela aurait pu lui arriver n’importe quand. Le visage presque impassible du vieux doit au fait que nous soyons quatre jeunes hommes devant lui. Les filles sont restées sagement dans la voiture. Les palabres, c’est entre gens du sexe fort. Nous proposons comme convenu de participer à la réfection du moteur, ou d’en payer un d’occasion. Le grand-père insiste sur le fait qu’il a besoin de son bateau pour travailler, relever ses filets de pêche. Notre bonne volonté emporte la partie. Nous saluons.
Un cousin d’Eddy nous apprendra plus tard que toute la tribu connaissait l’état catastrophique du propulseur, jamais entretenu par son vieil utilisateur.
Trois heures sans respirer
Pour le coup, nous voici revenus au point de départ, chez Marc et Caroline, dans le village de Pouébo. L’après-midi à ne rien faire, certain(e)s ayant décidé de faire la sieste. Le lendemain, j’annonce partir chasser, énervé par la mollesse des filles et le touriste qui se lèvent tard et font de longues siestes. Pas question que le dimanche soit gâché par leur léthargie, comme la veille. Marc et Eddy me suivent. Nous partons à la rame sur une patate de corail au large. Il pleut un peu. De 10h à 13h, nous chassons à une profondeur d’environ 15 m. Je n’en reviens pas de la facilité avec laquelle l’organisme encaisse les longues apnées successives.
Une inspiration maximum, poumons bloqués, fait accélérer mon rythme cardiaque. Je me renverse alors vers le fond, palmes au-dessus de la surface pour prendre de la vitesse à la descente. Avec la pression (deux atmosphères à 10 m), le cœur ralentit. Gestes lents pour ne pas effrayer les poissons, le harpon devant, l’œil aux aguets. Dès que je débouche d’un coin de rocher, les plus gros s’éloignent vite. Soit je tire et les rate, soit il faut trouver où ils sont entrés. En matière de tir au harpon, j’ai d’énormes progrès à faire. Mais pour l’apnée pure, Marc me confirmera mon aisance. Je réalise comme le fait de suivre un poisson, de l’observer, me distrait et m’aide à rester au fond. Alors que je remontais au bout d’une minute sans rien faire, la chasse me fait doubler mes performances.
Dans la peau d’un mollusque
Marc ramènera cinq poissons, moi aucun. Eddy s’étant attaché au bateau pour ne pas le perdre avec le vent, il n’a pu chasser. Je rate mes cibles, je tire trop tard, je perds l’animal dans son trou. Marc m’explique la stratégie : suivre l’animal et repérer sa cachette.
La fatigue vient très progressivement, accompagnée d’un calme délicieux. L’énervement de la veille s’est dilué. Je sens la lenteur des pulsations cardiaques, comme un instinct primitif qui reviendrait maximiser ma chasse. Les muscles relâchés en restant immobile au fond, une sensation de plénitude m’envahit. Liberté, évasion totale. Moi homo sapiens devenir mammifère marin. Mais il est vrai qu’à l’issue des trois heures à nager sans respirer, je serai un peu assommé aussi. Homo sapiens devenu mollusque marin.

Barrages kanak contre barrages caldoches
Depuis trois semaines, l’atmosphère bout sur le territoire, et ça n’est pas drôle. Les Kanak indépendantistes (environ 80% d’entre eux sont de ce bord), bloquent les mines de la société d’Etat SLN (Société Le Nickel), pour réclamer leur usine du Nord. Du coup, les ouvriers de la mine ne peuvent travailler. Alors les Caldoches bloquent la route (y’en a qu’une digne de ce nom qui fait le tour du Caillou), pour protester contre leur perte de travail.
Ces deux camps de grognards ignorent jouer sur un échiquier international pour le compte d’intérêts de groupes minéraliers qui luttent pour la 2e ou 3e place mondiale du nickel. La Nouvelle-Calédonie – faut-il le rappeler – recèle dans son sol une richesse évaluée au tiers des ressources mondiales de nickel. Un scandale géologique. Les veaux des deux camps militent sans comprendre et bloquent l’économie du territoire pour leurs revendications bornées. Pour le camp kanak, souvent sans travail, la perte d’emploi ne veut pas dire grand chose. La notion du temps, ce n’est pas la montre, c’est le calendrier de l’igname. Les familles vivent d’allocations familiales, d’autosubsistance en tribu et de solidarité forcée dans la « grande maison ». Si tu gagnes de l’argent, faut partager avec tes frères, même ceux qui sont nés le c… par terre et ne le lèveront jamais. Pour le camp caldoche, certains syndicats demanderont la reprise progressive du travail, sans heures de nuit ni de week-end. Progressive, effectivement.
On a frôlé l’affrontement
Donc ce soir, je veille. C’est samedi, 22h, (on se lève vers 5 ou 6h ici), mon correspondant vient d’appeler : ça chauffe à Ouégoa, au nord. Je lui ai donné consigne de me réveiller si ça s’aggrave. Le barrage caldoche empêche les indépendantistes de l’Union calédonienne d’atteindre le lieu de leur congrès politique annuel. Les Kanak veulent passer. Je ne peux malheureusement pas me rendre sur place : le nord n’est plus approvisionné en essence. Les gendarmes me confirmeront que s’étaient cachés dans les broussailles des Caldoches avec des fusils, pour « faire des cartons » sur les Mélanésiens. J’avais titré mon papier du lendemain : « On a frôlé l’affrontement ». Les confrères de Nouméa, 300 km au sud, ont estimé que j’exagérais. Ils ont édulcoré mon article dont l’original suit, avant d’être policé par les collègues et de perdre l’essentiel de son information : son titre. ______________________________

Le 9 octobre 1997, plusieurs photos
Les barrages empêchaient les militants de se rendre au congrès de l’Union calédonienne

Ouégoa : on a frôlé l’affrontement
Au barrage installé à Ouégoa, on a frôlé l’affrontement lors de la venue de militants de l’Union calédonienne à Bondé. Environ 150 indépendantistes ont passé la nuit de samedi à dimanche au bord de la route. Les négociations avec le sous-préfet ont permis de lever les barrages de Ouégoa.

Affolement. Samedi soir, des militants de l’Union calédonienne veulent passer le barrage de Ouégoa pour se rendre au congrès de Bondé. On craint l’affrontement. Ballet d’hélicoptères Puma. Un escadron de gendarmerie de Népoui est dépêché sur les lieux

« barrages trop perméables »
Les gens de Ouégoa tiennent le barrage au col du Grand Crève-Coeur, dans le bas du col d’Amos, fermant la piste d’Arama. Les porte-parole des barrages, Rémy Normandon et Anselme Young, expliquent : « Nous avons mis en place le barrage du Grand Crève-Coeur car ceux de Koumac (filtrant toutes les 4h, mais levé à 14 h dimanche, ndlr) et de Pouembout (filtrant toutes les heures) étaient trop perméables. » De fait, ils ne laissent passer que l’ambulance, le véhicule des gendarmes de Ouégoa et les scolaires. Même à pied, inutile d’insister. La circulation est coupée entre Pam, Tiari, Pouébo et Ouégoa. A hauteur des Trois creeks, des forces de l’ordre interdisent l’approche à toute personne non autorisée. Les militants de l’UC, qui ont passé les barrages précédents, s’arrêtent avant celui-ci. Ils ne cherchent pas à aller au contact.

Négociations nocturnes
Vers 19h30 samedi, le sous-préfet Bernard Guérin arrive par hélicoptère à Ouégoa en compagnie du maire de Koumac Robert Frouin, pour négocier la levée du barrage. Tous deux joindront par téléphone des responsables politiques du RPCR et Harold Martin. Les négociations se poursuivent sur le stade jusqu’à minuit, heure à laquelle les porte-parole refusent de retirer les fûts, branchages et véhicules qui bloquent le col. Une réunion de concertation est prévue à 7 h dimanche. A une heure du matin, les autorités décollent de Ouégoa et survolent le barrage où se trouve le conseiller Babin en compagnie de gens de Voh, solidaires des Ouégoa. A 2h, les quelques 150 militants de l’UC improvisent un bivouac au bord de la route à la sortie de Koumac. Ils passent la nuit près du stade, l’esprit serein en buvant du café. Le dispositif de gendarmerie sur la RPN7 entre Koumac et le col du Grand Crève-Coeur semble allégé, mais chaque véhicule reste contrôlé.
Les gendarmes mobiles reculent
A 6h30, les militants partent pour Bondé (à 12 km de Ouégoa), pour lequel il faut passer par le col du Grand Crève-Coeur (à 6 km). Ils sont arrêtés par les gendarmes mobiles aux Trois Creeks. La tension monte. Les militants UC conduits par Cézelin Tchoeaoua progressent de force face aux gendarmes, d’abord de 10 cm en 10 cm, puis 20 en 20, puis par mètre. Quelques échauffourées sans conséquence témoignent de la détermination des militants à rejoindre Bondé. Les forces de l’ordre cèdent jusqu’à quelques centaines de mètres. Pendant ce temps, le sous-préfet négocie sur le barrage, où sont acheminés deux escadrons de gendarmes mobiles à la satisfaction des militants UC. A 8h, Robert Frouin et d’autres personnes tel Yvon Montagnat (mineur), chahutés verbalement, obtiennent le passage pour aller raisonner les gens de Ouégoa. A 10 h, le maire de Koumac aura contribué à lever le barrage de Ouégoa. Les responsables UC envoient alors des sentinelles aux côtés des gendarmes pour vérifier qu’aucun « caldoche » n’est dissimulé dans les crêtes avec des armes, comme le dit la rumeur. Sur les barrages, les gens de Ouégoa n’ont pas exhibé de fusils.
Jacques Fergoux et Martin Bohn

Légendes photos : « Le sous-préfet Bernard Guérin, fin négociateur, aura obtenu avec l’aide du maire de Koumac Robert Frouin, la levée du barrage des gens de Ouégoa. »
« Les militants de l’Union calédonienne, environ 150, ont passé la nuit au bord de la route avant d’affronter les gendarmes sur leur chemin vers Bondé. Probablement valait-il mieux que les gendarmes s’interposent, assez calmement.» __________________________________

Mercredi 5 novembre 1997, publié le 6 novembre
Les noms insérés dans l’article seront supprimés à l’édition, ainsi que le récit de l’engueulade par le directeur de cabinet du haut commissaire, dispute qui s’avérera significative les jours suivants dans le traitement de l’information. Le haut commissaire ayant dit à mon rédacteur en chef : il est bien gentil votre journaliste mais si c’est si facile, qu’il prenne ma place. J’en déduis qu’au haussariat, on ne sait pas acheter des sacs de riz ni des rouleaux de papier hygiénique.
Photos couleur avec gros plans et vues larges de l’extérieur du bateau

Le bateau des 39 clandestins chinois a mouillé l’ancre hier matin à Kaala-Gomen

A bord, entre planches pourries et sourires d’espoir

Les 39 clandestins chinois ont franchi hier matin la passe de Deverd pour mouiller au large de Kaala-Gomen. Terre d’espoir pour les réfugiés après 54 jours de mer. Monter à bord est interdit pour raisons sanitaires. Nous l’avons fait.

La petite coque noire du chalutier chinois se découpe sur l’horizon gris acier des montagnes de Kaala-Gomen, à presque un mille de la plage. Depuis mercredi, 7 h, l’embarcation des 39 réfugiés chinois mouille au calme dans les eaux de la baie de Téoudié. Lentement, le navire tourne sur son ancre, à environ 10 m de fond. Les Chinois ont franchi la passe de Deverd mercredi vers 6 h, guidés pas le remorqueur Le Pélican, qui leur a évité d’échouer sur une patate de corail. Les hommes du remorqueur ont compté « sept femmes à bord », chiffre exact.
Près de la plage, deux gendarmes patientent dans leur vedette Ville de Valdoie. Ils ont déjà fait un tour d’observation « à une distance de 30 ou 40 mètres », rapportant l’information prioritaire : « Ils nous ont fait signe de vouloir boire et manger. » Leur mission à cette heure matinale consiste à empêcher les réfugiés de descendre à terre. Ils rapportent que la priorité officielle demeure « l’assistance humanitaire ». A 16 h 30, la seule aide effective sera la visite à bord d’un médecin. Le maire de Kaala-Gomen, Alain Levant, envisageait de leur apporter eau et nourriture.
Approche interdite
Nous approchons du navire, coque de bois noir d’environ 40 m, rongée par la mer, avec pour seule tache claire la corde du mouillage. Un sourire d’espoir éclaire les visages des Chinois qui répondent au salut que nous leur adressons, Thierry, confrère de RFO, et moi-même. Les 39 réfugiés chinois s’attardent au pont du chalutier en ruines, agitent la main, s’interpellent. Un homme pêche. Ils nous aident à monter à bord, ce qui déclenchera la colère du directeur de cabinet adjoint du haussaire, Guy Mascrés : pour raisons sanitaires, l’approche est interdite.
A bord, un désordre sans nom
Le pont est un champ de bataille de planches vermoulues, de trappes rongées par l’eau de mer. Les réfugiés s’entassent sur l’avant, attroupés, dans des vêtements de misère. Loques ternes. Au poste de barre qui surplombe le pont, aucun instrument. Un banc. Le plafond de la cabine porte une guirlande de fils rouge et verts emmêlés, qui semblent aboutir à ce vieux panneau électrique délabré. A côté, un drap miteux a été jeté sur des couchettes à même les planches. Le sol, sur les ponts supérieur, avant et surtout arrière, est jonché de sachets de papier ressemblant à des résidus d’aspirine. Un jeu chinois traîne sur un carton, ronds noirs marqués d’idéogrammes rouge ou blancs. Au-dessus de la cabine se dressent des mâts faits de branches que tiennent des nœuds hasardeux de cordes effilochées. Et sur les rares parties de métal, une rouille omniprésente. L’arrière du bâtiment, au nez, doit regrouper les lieux d’aisance.
Sous l’abri du pont avant, d’une hauteur d’à peine plus d’un mètre, une femme au visage creusé nous observe dans l’ombre, immobile, jambes croisées sur le côté. Une dizaine d’hommes se sont assis sur le franc-bord de la hauteur d’une chaise, certains sourient.
Quelques mots d’anglais
Quand on leur demande s’ils parlent anglais, ils répondent : « Chinese, chinese. » Un jeune Chinois d’une vingtaine d’années bafouille quelques mots d’anglais, assez pour confirmer le chiffre de « 39 » réfugiés (il n’y a donc pas eu de mort depuis l’Australie). Pas de malade, et surtout, une destination unique : « Nouméa. » « You want to stay ? » (Vous voulez rester ?) « Yes, yes. » Et pour le prouver, ils insistent sur le fait que le moteur est « cassé ».
Après 54 jours de mer depuis leur ville de Haynan, en Chine, ils veulent trouver terre d’asile. Ils ne l’ont pas demandé, diront certains. Savent-ils simplement le dire en chinois ?
Les autorités arrivent avec les gendarmes. Le directeur de la DPASS accompagné d’un médecin monte à bord. Un moustachu portant une serviette safran enroulée sur la tête, écoute attentivement les propos des Français. C’est le capitaine de ce rafiot, qui a sauvé ses passagers. Fallait-il qu’ils veuillent quitter la dictature communiste pour s’embarquer ainsi sur des planches pourries ! Mais pour l’heure, ce sont des planches de salut.
Martin Bohn

Légendes photos
(Vue générale tribord)
Le bateau, d’une quarantaine de mètres de long, tourne lentement sur son mouillage, au calme dans le lagon après 54 jours de mer depuis la Chine via l’Australie.
(Pont arrière)
Le bâtiment de bois pourri ne sent pas très bon. Le pont arrière, au nez, regroupe les lieux d’aisance.
(Vue générale du groupe sur pont avant)
Les premières visites à bord, après les deux journalistes, ont été le directeur de la DPASS et le médecin des affaires sanitaires. Priorité : l’humanitaire.
(au poste de barre)
« Au poste de barre qui surplombe le pont, aucun instrument. Un banc. Le plafond de la cabine porte une guirlande de fils rouge et verts emmêlés, qui semblent aboutir à ce vieux panneau électrique délabré. »
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Samedi 8 novembre 1998
Les Chinois surveillés par l’armée, et les autorités qui attendent

La population nourrit les réfugiés

Les 39 réfugiés chinois arrivés mercredi dans la Baie de Téoudié ont pour voisin permanent le bâtiment de guerre La Glorieuse. Les marins surveillent les Chinois. Des gendarmes transportent l’aide de généreux donateurs anonymes.

Générosité. Sans elle, les 39 Chinois agoniseraient en plein soleil, sur leur bateau pourri. Dans la salle du conseil de la mairie de Kaala-Gomen s’entassent les pastèques, tomates, cartons de boîtes de conserves, sac de vêtements, cigarettes, pâtes, riz, et même des baguettes fabriquées en Chine. Une employée de la mairie témoigne qu’en voyant arriver un faitout pour eux, les réfugiés ont ouvert des yeux de bonheur. Les gendarmes de la brigade de Gomen chargent quotidiennement ces provisions et les déposent à bord de cette coque de bois qui prend l’eau.
La « priorité humanitaire » qu’annonçaient les autorités, l’après-midi de leur arrivée, se réalise par les dons des habitants. Pour l’avenir, la communauté asiatique (chinoise en particulier), de Nouvelle-Calédonie ne laissera pas tomber ces malheureux. Elle s’est discrètement préparée à fournir tout le nécessaire. Seuls les barrages disposés sur la route territoriale 1 en province Nord l’empêche d’acheminer l’approvisionnement.
L’armée avait brillamment démontré lors des récentes manœuvres comment elle organise une logistique humanitaire. Rien de tel pour l’heure. Actuellement, la Marine a dépêché son bâtiment de guerre La Glorieuse à côté de ces gens dont le sort dépend de Paris. La mission militaire demeure une mission de police, sous les pleins pouvoirs du commandant de La Glorieuse : empêcher que ces réfugiés ne quittent le navire ou que quiconque sans son autorisation ne monte à bord. Et attendre que le haut commissaire reçoive ses ordres.
Martin Bohn
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Le maire de Gomen ne cesse de penser à ces réfugiés

« Un navire de guerre pour une jonque pourrie »

Les Nouvelles calédoniennes : Le bateau est arrivé depuis mercredi sur votre commune. Quel point faites-vous de la situation ?
Alain Levant : Nous approvisionnons les réfugiés en eau et nourriture. Il n’y aura pas d’appel à une solidarité nationale. La communauté asiatique souhaite que cela se passe discrètement, sans déranger personne.

LNC : Quel est l’état d’esprit à bord ?
A.L. : J’ai essayé de me mettre dans la tête de ces gens-là. Après 60 jours sur un bateau dont ils ne peuvent descendre, il y a peut-être des tensions entre eux, en plus de l’incertitude sur l’avenir. On dit qu’ils sont en bonne santé, mais pour leur santé morale, on ne s’est pas posé la question. Après un attentat, ou une catastrophe, la thérapie moderne envoie des psychologues pour faire parler les gens. Et pour les femmes qui sont à bord ? Le bateau est devenu une prison dans la plénitude du terme.

LNC : Pourquoi ont-ils choisi de venir ici ?
A.L. : Pour s’enfuir de chez soi, affronter les océans, les vagues et les tempêtes, il faut un sentiment profond de l’accueil français.

LNC : On a l’impression que les autorités sont dépassées par l’affaire…
A.L. : Je ne veux pas dénigrer. Simplement, avec près de cette jonque pourrie un bâtiment de guerre avec 72 hommes qui surveillent, n’est-ce pas disproportionné ?
Propos recueillis par Martin Bohn
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Koné, le 9 novembre 1997
Ce billet ne sera jamais publié.
Le directeur de cabinet adjoint du haussaire, qui s’était mis en colère après Thierry et moi à la descente du bateau chinois, nous avait menacé dans son emportement de nous « laisser en quarantaine à bord ». Il avait précisé que malgré toutes nos bonnes raisons professionnelles, nous étions complètement inconscients, etc. Il s’est plaint auprès de Didier Fléaux, et serait même allé chez lui. Didier Fléaux, qui m’aurait soutenu dans un premier temps, a remonté les bretelles de Henri Lepot, secrétaire de rédaction, pour avoir laissé passer mon papier de vendredi (suivant).

Le gris et le noir
Bateau de guerre militaire contre bateau de bois chinois. Poser le pied sur cette « jonque pourrie », vous noircit le cœur. Voir désormais ce bâtiment gris métallique ancré à côté vous l’étouffe. L’humanitaire ? La population veille. Quant aux officiels, ils privilégient les papiers. Ceux que les Chinois ne possèdent plus. Ceux qu’on peut vous demander à tout coin de rue de l’Empire du milieu, d’où fuient tant de boat people. Ces trente neuf-là ne sont pas morts en mer, nous demandent la liberté et ce faisant, posent une question de salon parisien : Acceptons-nous ces réfugiés ? Ne serait-ce pas créer un précédent fâcheux ? Le territoire est-il assez grand ? La Nouvelle-Calédonie couvre les deux tiers de la Belgique. La Belgique nourrit dix millions d’habitants. Il s’agit moins d’entrouvrir notre espace que d’ouvrir le cœur. Et d’arrêter de craindre qu’un milliard de Chinois viennent envahir la Nouvelle-Calédonie. Dans la baie de Téoudié, deux bateaux. Sur l’un d’eux, l’espoir. Lequel nous interroge : notre cœur sera-t-il gris ou noir?
Martin Bohn

 

En rut
Allo Martin, c’est Fred. Je passe ce soit à Koné, tu veux qu’on aille boire un pot ? Allez, ça marche, tu me prends chez moi quand t’arrive.
On se retrouve ainsi au bar de l’hôtel Koniambo, dont le patron est un gars affable et malhonnête, réputé pour ses soirées chaudes. Genre strip tease, que je croyais être le week-end. Or nous sommes en semaine. On dîne, et Yannick Girard, le patron, vient nous dire : Eh les gars, ce soir, y’a une petite Australienne, elle est super !
Fred et moi nous regardons. On reste ? Ben oui, c’est rigolo.
Moi qui vit en brousse depuis deux mois, isolé de tout ce qui ressemble à un peu de douceur féminine, je ne vais pas me refuser ce petit spectacle à l’œil.
Une dizaine d’hommes s’asseyent autour de ce qui ressemble à une piste de danse. Je fais un tour d’horizons, Fred et moi sommes les deux seuls jeunes. Il y a des Caldoches et des Kanaks, largement la quarantaine, chacun s’évite du regard. La petite Australienne approche finalement. Elle est assez grande en fait, blonde avec un visage ravissant. D’emblée, j’ai un choc. Je m’attendais à un truc vulgaire, une nana usée au regard éteint et qui vit de ses fesses. Bon. La dizaine de mecs doit être également en appétit. La fille met sa musique et commence à se trémousser en faisant virevolter une espèce de moumoute rose autour de son corps. C’est grotesque et je taquine Fred : je parie que tu auras le soutif. On rigole et il tient le pari. Mademoiselle ne ralentit pas son jeu, elle se balade d’homme à homme en les frôlant avec son écharpe en synthétique fuschia et en secouant son petit derrière sous leur nez. On y a droit bien sûr et là, je me sens bien gené. Faut dire qu’elle est sacrément bien roulée, cette petite. Et que le reste du corps est en harmonie avec son joli minois. Mais elle a bien le regard éteint comme je l’imaginais. Aucune joie dans les yeux, juste une assurance terne qui m’effraie un peu, mais il ne s’agit pas de mon cœur pour l’heure.
Donc Fred finit par avoir le soutif, sans rien demander, et il se retrouve avec les petits lolos de la strip-teaseuse sous le nez, elle se dandine, elle minaude et personne n’ose de geste coquin. Bon, je vois qu’en fait, la seule qui ne soit pas gênée ici, en apparence, est la moins vêtue. Mais c’est pas fini. Elle a viré sa robe moulante et son soutien-gorge, il reste encore une culotte minuscule et sa moumoute rose. Fred me glisse dans l’oreille : je parie que t’auras la culotte. J’éclate de rire et me ravise rapidement, parce que les autres hommes, que j’observe discrètement de temps en temps, sont vachement sérieux.
Donc mademoiselle continue de jouer à taquiner les mecs, et je pense que la présence d’autres hommes dans la pièce réfrène inconsciemment mon réflexe physiologique le plus primaire. A mois que je sois définitivement et totalement un sentimental. La suite me rassurera. Parce que la petite vient souvent de mon côté. Ben Fred doit avoir raison. Gagné ! Elle vire son petit bout de tissu juste devant moi, et s’assied sur mes genoux, nue comme un ver, sauf la moumoute rose, qui doit la rassurer un peu. Elle a des fesses bien musclées, au bout de longues jambes très jolies, et je n’en reviens pas qu’une aussi jolie nana atterrisse au fin fond de ce territoire de Calédonie.
Là, je me sens un peu con, surtout qu’elle prend ma main et la promène sur son ventre et sur l’extérieur de ses cuisses. Les autres mecs doivent être fous. C’est qui ce petit Zoreille qui réalise du premier coup leur vieux fantasme ? Bon, pourquoi tout le monde me regarde là. Je pense avoir bien réussi à cacher ma honte, et je ne mets aucun enthousiasme dans le contact de ma main avec cette fille publique. Donc elle se lève bientôt et va montrer ses fesses ailleurs, puis termine le spectacle sous vos applaudissements. Bravo dit Yannick, on peut l’encourager encore une fois. Nous on s’en fout, elle est partie. Mais c’est pas fini pour moi. Deux mois de brousse disais-je, et la transition avec le monde féminin est plutôt raide. Donc je rentre chez moi. Sauf que je me retrouve dans un état dingue, en rut comme jamais dans ma vie, pendant 24 heures. Deux mois de brousse… Et tous ces mecs qui vivent là depuis toujours, les pauvres. Mais ce soir-là, je les ai beaucoup mieux compris.
FIN JOURNAL 7

Journal 8
Nouvelle-Calédonie, novembre 1997

Les chevaux calédoniens sont des 4×4 – Saillie d’une jument – Marceau, un vieux loup de sous la mer – Narcose à 60 m – Un appel à retrouver ses racines kanak – Un petit retour au cœur des « événements »

Les chevaux calédoniens sont des 4×4
En brousse, à Koné, je suis monté à cheval dans le club hippique local. Ambiance décontractée, loin de l’atmosphère bourgeoise des clubs citadins. Les clients : Zoreilles en mal de sport, femmes de maris pris par leur travail, inactives qui se divertissent pour ne pas sombrer dans la déprime, et amoureux du cheval auxquels la fonction publique donne le temps.
Avec ses nombreux éleveurs et ses troupeaux sauvages, la Nouvelle-Calédonie est un royaume hippique. Dans les rayons hétéroclites des stations-service de brousse, entre les bidons d’huile, les machettes et les fusils sous-marins, vous trouvez souvent une bride, un licol ou une selle à vendre.
Coups et éperons
Le cheval calédonien est un compagnon de travail, tant pour rentrer le bétail chez les stockmen que pour se déplacer en terre kanak. Sauf que l’animal, soigné comme tout outil précieux dans la partie caldoche, pâtit davantage de la rudesse des hommes en tribu, frappé et victime souvent de séquelles psychologiques. Je me souviens de ce cheval récupéré pour ses évidentes qualités physiques, qui bondissait dès qu’on approchait le tapis de selle sous son nez, marque évidente de coups portés sur la tête. Faut-il ne pas aimer les chevaux pour commettre une telle bassesse ! La rudesse calédonienne, je l’ai vue également dans l’équipement des cavaliers. Ici se vendent des éperons en étoiles, parfois pointues à percer le cuir du cheval. A moins de passer son temps à écarter le mollet pour éviter le contact avec l’animal, je me demande comment on peut monter avec des telles piques sur la botte. C’est là chose rare, heureusement. La majorité des éperons possèdent une roulette qui masse les côtes de la monture, laquelle bondit alors, comme si on lui flanquait des épines sous la queue. Au club, je n’ai vu que des éperons droits, civilisés.

Plus rapide du monde
Pourtant, loin de torturer leurs chevaux, les Calédoniens les soignent bien. L’officier principal des haras nationaux français, durant son séjour sur le territoire, s’est étonné du soin avec lequel étaient traitées les bêtes, observant que peut-être on les bichonnait un peu trop. Il n’a pas dû songer que les chevaux travaillent ici, représentant une richesse considérable pour les petites bourses.
J’ai apprécié les qualités de ces « quarter horses » : de petite taille, le pied sûr, très rapides sur de courtes distances. Le quarter horse excelle dans les épreuves de stock (rassemblement du bétail) et l’on constate sa motricité dans les épreuves de barrel race, durant les foires : la monture se couche en contournant les barils et redémarre dans un nuage de poussière comme une moto de cross. Une femme faisant profession d’étalonnier (reproducteur), me disait que cette race est « la plus rapide du monde sur 400 mètres ».
Le quarter horse est doué d’un tempérament intrépide. Seulement, à l’état sauvage, il fuit l’homme à cinquante pas.

Bêtes sauvages statufiées
Un jour, en traversant la chaîne, deux chevaux étiques m’obligent à freiner. Je m’arrête plus loin et, à pied, approche, appareil photo en bandoulière. La route à cet endroit, au cœur de la montagne, est bordée en amont d’une falaise et en aval d’un précipice infranchissable. J’avance doucement. A une trentaine de mètres, les deux animaux lèvent la tête, oreilles en pointe, interrompant leur mastication de cette herbe sèche qui borde la route. Ils m’observent. Un pas de plus, la main sur le déclencheur de l’appareil photo. Encore un pas. Soudain, les deux chevaux tournent la tête et détalent dix mètres plus loin, d’où ils m’interrogent du regard. Après un temps d’arrêt, je lève l’appareil à mon œil et continue d’avancer, plus lentement encore. Peine perdue, les chevaux plongent dans le précipice. Je cours pour savoir où mes Pégase se sont envolés, ou si je m’étais trompé à ce point sur le relief. J’arrive à la plate-forme d’où ils se sont jetés. Le vide ! Des gaïacs et niaoulis tortueux retiennent le sol de roche. Dix mètres sous moi, les deux bêtes sauvages se sont statufiées entre les arbres, devinant que je ne pourrais les suivre. Ils me ridiculisent de motricité. Un selle français, plus grand, plus raide, se serait cassé les jambes.

Statue grecque
Je garde à jamais cette vision superbe d’un matin sur une piste menant à la tribu de Témala. Je vais à la reconstitution du meurtre dans l’affaire Dounezek-Dounehote.
Devant ma voiture galope un groupe de juments et de poulains. Ils lèvent la poussière de leurs petits sabots nus, contraints de suivre la piste enserrée entre les barrières des propriétés. Petits chevaux agiles, slalomant dans un festival de crinières, pour placer les poulains au centre. L’aiguille du compteur avoisine les 40 km/h. Je me dis que mon jeu est cruel car il fait chaud, et pourtant que je profite d’un spectacle de grande beauté. La surprise vient d’un coup. Les barrières s’écartent à l’approche d’un carrefour et comme un seul cheval, la horde des nurses et de leurs protégés bifurquent sur la gauche, s’enfonçant dans un champ où se dresse un cheval noir. Il fonce à ma rencontre, croise les juments et vient se planter devant moi au beau milieu de la piste. C’est l’étalon. Il parade, campé de profil, jambes contractées en faisant rouler les tendons sous son velours sombre. Statue grecque. Musculeux, encolure arquée, queue relevée en panache, nasaux dilatés et sur le front, une étoile blanche qui glisse vers la bouche. L’apparition ne dure qu’une seconde. Le mâle n’a pas quitté ses juments du regard. Il les rejoint au trot de parade.
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Saillie d’une jument
Article publié en novembre, en partie réécrit par les secrétaires de rédaction, en supprimant les explications trop crues et amputé de son encadré. Ici, la version originelle.

Une ou deux saillies par jour pendant une semaine pour l’apaloosa
« Etalonnier, c’est une passion »
Pour que naissent un jour de jolis poulains, il faut à la jument un géniteur. Le Haras de Poyendi de Patrick Newland et Laurence Lebejin possède un étalon appaloosa de 10 ans. Matinée de travail chez un étalonnier.

L’étalon en rut tourne autour de la jument, nasaux dilatés. Il caracole, souffle, lui mordille la crinière. Les préliminaires amoureux ont commencé, danse superbe d’encolures arquées qui s’enroulent. Le mâle pose tendrement sa tête sur le dos de la femelle. Laurence Lebejin tient la longe de son appaloosa à l’extrémité, par prudence, et attend qu’il passe à l’œuvre. La jument attend également, depuis plusieurs jours d’ailleurs, montrant tous les signes de chaleur : elle urine souvent, queue levée, présentant la croupe à la barre.
Les chevaux interrompent leurs « bisous » : Zip’s star trek vient de décider de monter la femelle. L’affaire est terminée en moins d’une minute, signe de bonne préparation.
L’étalon, frénétique l’instant d’avant, repose la tête sur la jument, s’immobilise un instant puis s’éloigne, paisible, dans son box. La jument reste là, sonnée. « Fais-la marcher ! », demande Laurence Lebejin à sa sœur qui tient le licol. Lentement, jambes raides, la jument tourne. Il faut éviter qu’elle n’urine juste après la saillie, perdant une partie de la semence et limitant les chances de fécondation.
Pour développer ce taux de fécondité, Laurence planifie au mieux. Car le client est assuré, sauf avortement, que sa jument donnera naissance à un poulain. Dernièrement, pour deux saillies par l’étalon du Haras de Poyendi, Anaïs a nécessité neuf sauts quand Alpha a pris trois fois.
Chaque monte est consignée dans un carnet. L’étalon étant inscrit au stud-book australien, ses produits peuvent être reconnus au syndicat français des chevaux de selle. Laurence confie qu’à raison de 30 000 CFP la saillie, avec « une vingtaine de juments par an » elle fait ça « par passion du cheval : ça ne paie pas. »
Mais elle prépare actuellement un jeune quarter horse de trois ans, achevant en finesse son dressage sans le mettre à la reproduction. Colida’s Pride risquerait, en ensemençant déjà des juments « de ne plus faire la différence entre le dressage et la monte », en somme : entre travail et plaisir.
Martin Bohn
Encadré : Planifier un cycle de juments
Un cycle de jument varie de 21 à 25 jours, durant lequel les chaleurs peuvent durer un à sept jours. La période active des juments commence au 15 septembre et s’achève au 15 avril. Cependant, certaines sont en chaleur en hiver. Parfois, les éleveurs recourent à une injection d’hormones pour déclencher la jument, mais ce produit, qu’une femme enceinte ne doit pas manipuler, reste d’usage exceptionnel au Haras de Poyendi. Pour une saillie, les sauts ont lieu pendant quatre à sept jours, espacés d’une dizaine de jours de repos pour le géniteur, afin de conserver un taux de fécondité satisfaisant. Treize jours plus tard, selon le cycle équin, la jument est présentée à l’étalon. « Si elle tape, explique Laurence, elle est pleine. Si elle est en chasse, il faut tout recommencer. »
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Portrait publié le 24 novembre 1997, page 9 (Nouvelle-Calédonie)

Marceau, brevet d’Etat n° 11
Le vieux loup de sous la mer a rouvert son club de Népoui

Personnage haut en couleurs, Marceau Martel enseigne la plongée à Népoui. Ce vieux loup de sous la mer témoigne d’une vitalité exceptionnelle grâce à une vie heureuse, parce qu’il fait ce qu’il aime, contre vents et marées. Son club de plongée a rouvert le mois dernier.

Une voix de sympathique grognard méridional, un esprit de plaisantin, et une énergie de vieux loup de mer dont aucun requin n’est venu à bout : voilà Marceau. Soixante-dix ans, 400 plongées par an, et des histoires à n’en plus finir. Marceau Martel a rouvert son club le mois dernier, et continue de refuser du monde le week-end. L’accueil délicieux de sa femme Christine y joue pour beaucoup.
Le mythe Marceau
Quand Marceau présente le brevet d’Etat de plongée, en 1965, l’examinateur demande son 2e échelon. « Je n’ai rien, répond-il, pas même le brevet élémentaire. » On croit qu’il se moque. Il rit : « Quand j’ai dit que Guy Poulet était mon professeur, là ils connaissaient. »
Dans l’eau, les examinateurs comprennent que le futur major de sa promotion vit de la mer et chasse depuis 10 ans. C’est là que germe ce que Marceau deviendra, une sorte de mythe – quoiqu’il en dise. Il sort avec le brevet d’Etat n° 11 – on approche aujourd’hui du n° 800. Personne ne se hasarde à remettre en cause ses compétences. Marceau explique sa conception de la pédagogie en plongée : « Un plongeur s’équipe, je vois son niveau. » Il revendique la responsabilisation des moniteurs, point d’achoppement avec la fédération dont il a claqué la porte. Son épouse Christine observe : « Il lui faut une structure souple pour sa forte personnalité », ce sera l’ANMP (association nationale des moniteurs de plongée). Ceux qui doutent de son savoir-faire ? Il leur donne rendez-vous en riant sous l’eau, en chasse sous-marine, à 30 m. Car Marceau a pratiqué à très haut niveau à la fois la plongée avec bouteilles et la chasse en apnée.
Premier masque : une frousse bleue
Impossible aujourd’hui de savoir combien de plongées ce baroudeur des mers totalise. Des dizaines de milliers, évidemment. Et tellement d’histoires ! Sa première frousse sous l’eau ?
« J’avais 11 ans. Les masques n’existaient pas à l’époque. J’avais vu dans un magasin de Toulon des « lunettes de plongée ». Un jour, j’aperçois sur la plage un homme avec lesdites lunettes. Je devais tellement le regarder qu’il m’a dit : « Tu veux les essayer, petit ? » Avec les copains, on avait l’habitude de jouer à cache-cache sous l’eau. Mais là, pour la première fois, j’ai vu les rochers. J’ai eu très peur. »
Marceau économise pourtant, se privant de cinéma durant deux mois, pour s’offrir ces lunettes. « Avec, je pouvais pêcher les poulpes à la main. Chaque fois, avec la pression, je me tapais un coup de ventouse. Je rentrais sans arrêt l’œil au cocard, ce qui fâchait ma mère. »
Du côté de Népoui, sur son bateau dessiné et construit par ses soins, il fait partager sa passion : « Les coins de plongée sympas ? La passe de Népoui, rarement accessible : je l’ai baptisée « frayère à rémoras » tellement elles sont nombreuses. Un jour, l’une d’elle est venue me mordre les poils qui dépassaient du maillot.
Chasseur
Sur la chasse, il devient intarissable. Comment attraper tel poisson, habituer un napoléon à sa présence A côté du chasseur sous-marin, le plongeur bouteilles reste « un rigolo ». Il faut pour l’apnée « de telles qualités aquatiques, arriver presque sans mouvement sur le poisson » Voir Marceau évoluer en profondeur confirme ses dires. Le septuagénaire se déplace avec une telle économie de mouvements, une telle souplesse et – osons le mot – une grâce, qu’on le croirait appartenir au milieu des grands fonds. A 30 m décolle une raie pastenague, un mètre d’envergure. « Celle-là, s’amusera-t-il à la surface, je l’ai plusieurs fois attrapée par la queue ! »
Malgré les rides, Marceau ne fait pas son âge. Il l’avoue, lui, probablement le plus ancien moniteur vivant : « Le matin quand je me rase, je vois ma gueule. » Un coup d’œil à sa femme et son fils. « Dans la journée, je ne réalise pas que je pourrais être leur père et grand-père. Faudrait que je me rase sans glace. »
Martin Bohn
Tél. Christine et Marceau 47.13.02

(légende photo) Marceau Martel, moniteur de plongée à Népoui, devient intarissable quand on lui parle de chasse sous-marine. Un souvenir de l’époque où, à Djibouti, il pêchait pour vivre.
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Narcose à 60 mètres
Plonger avec Marceau me procure un plaisir tant humain que sportif. Sa connaissance de la mer permet d’en apprendre sur tout ce qui touche à l’océan. A bord du bateau qu’il a conçu, il me montre le mascaret de surface près de la passe du lagon, bouillonnement de l’eau sous l’effet du courant de marée montante, il m’explique comment jauger la vitesse de ce courant en observant les remous derrière une bouée fixe Après la seconde plongée, nous nous mettons d’accord pour réaliser une profonde. Marceau connaît son seuil sous la surface : 85 m. Au-delà pour lui commence la narcose.
Le jour dit, nous formons une palanquée à trois, avec un gendarme mobile plongeant depuis quinze ans, alors que je n’ai que sept années de pratique. Le lieu choisi, l’extérieur de la passe de Népoui, offre un tombant sur la barrière de corail qui descend presque à la verticale, à perte de vue, probablement vers 100 m. La mer calme offre une visibilité tout à fait exceptionnelle. Du bateau, nous voyons l’ancre à trente mètres, entre les rochers et les assiettes de corail. Nous sautons du bateau, un coup de palme pour dépasser la zone plane de la barrière : nous sondons en suivant le tombant, nageant vers le grand bleu. Vite, tout palmage devient superflu car la pression comprime nos combinaisons et partant, réduit notre flottabilité. Une chute qui me donne l’impression de piquer comme un aigle au ralenti, vers une proie fictive posée au fond. Nous atteignons 30 m, 40 m, 50 m J’espère qu’un grand poisson ou mammifère viendra nous visiter lorsque nous approchons ce royaume des géants marins. La faune s’appauvrit considérablement en profondeur. Marceau descend devant, mon collègue suit tout près de moi, à portée de main. A 55 m, je me sens fatigué, les idées commencent à se brouiller, je suis mal à l’aise. Marceau nage à une longueur de palme de mon masque mais tout à coup, c’est loin. Je suis sonné, le sentiment durable de cet instant fugace quand on se relève sous une fenêtre sans l’avoir vue, et qu’elle arrête brusquement le mouvement de la tête A 60 m, j’arrête la descente, agrippant Marceau à regret, car la profondeur m’attire. Il me demande si ça va, je réponds non. Il demande, le doigt effectuant une spirale sur le côté de la tête, si je commence à narcoser. J’acquiesce. On remonte doucement. A 55 m, tout va bien, mes idées se remettent en place. J’en informe Marceau et nous poursuivons notre palmage vers le haut. Finalement, nous ne verrons rien d’extraordinaire durant cette plongée mais j’aurais expérimenté la sensation fameuse de l’ivresse des profondeurs, qui ne m’a pas laissé de sentiment agréable, comme certains en témoignent. Comme ça, je ne deviendrai pas alcoolique des mers et c’est ma petite maman qui s’en réjouira. L’intérêt, naturellement, réside dans l’enseignement en sécurité. Je puis désormais identifier les signes précurseurs de la narcose, et j’ai vu comment réagir devant une telle réaction physiologique et mentale. Le seuil de la narcose varie selon des facteurs que les plongeurs ignorent, et elle peut commencer un jour à 30 m.
Je sais désormais qu’à 60 m, il n’y a pas de sirènes.

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Article publié en novembre 1997, Koné
Un appel à retrouver ses racines kanak
Une classe Batefo au collège de Tiéta
L’association Batefo est intervenue jeudi au collège de Tiéta, à Voh, auprès de 30 élèves attentifs. Ces jeunes Mélanésiens ont entendu de la bouche de Léonie Varnier des légendes kanak ainsi qu’un plaidoyer pour retrouver leurs racines.

« Je vais vous raconter une légende qu’un vieux nous a donnée pour qu’on en fasse une ceinture, qu’on soit fort dans notre travail. » Léonie Varnier présente l’association Batefo dans le collège de Tiéta et, plus largement, l’importance de retrouver ses racines pour les jeunes mélanésiens. A l’invitation de leur professeur d’arts plastiques Sylvie Descamps, la trentaine de collégiens de tous âges écoutent attentivement la légende que leur transmet la présidente de l’association, en langue havéké.
« Vous êtes l’avenir »
« L’association est née en septembre 1993 dans la tribu de Gatope. Batefo, c’est la natte sacrée qui sert dans les cérémonies coutumières. On ne la pose pas sur le sol, on ne l’enjambe pas. Autrefois, on enroulait les morts dans des dizaines de nattes. » Le batefo que Léonie Varnier a apporté tombe au sol. Les élèves du premier rang le redressent soigneusement.
La semaine prochaine, ils procéderont au tissage des nattes. Filles et garçons, même si certains font un peu la moue à l’idée de partager ce travail traditionnellement réservé aux femmes. « Vous êtes l’avenir coutumier de votre pays ! » leur rappelle justement l’intervenante, dans la salle de classe. Aux murs, des photos de joueurs de football, d’automobiles et un poster des Spice Girls. Mais le toit de la pièce, à quatre pans au-dessus de la charpente en bois, est fait de nattes.
Retrouver la langue
« La natte, c’est la création première, la matière des femmes. J’ai recensé 160 objets différents faits de nattes », assure Mme Varnier, avant de montrer ceux qu’elle a apportés. Pour bon nombre, les élèves trouvent le nom de l’objet en langue. Et à chaque fois, Léonie Varnier explique l’usage, voire le mode de fabrication, ainsi qu’une petite historique. Ce panier pour ramasser le poisson ou les coquillages, cet éventail destiné à aviver le feu, etc. Elle montre ensuite les objets créés par les femmes de l’association, pour la vente.
Pendant trois heures, les jeunes auront ainsi appris à retrouver la mémoire de noms de tressages en pandanus, joncs, cocotier, racines, bourao et à considérer l’importance de leurs tradition et langue dont bon nombre se désintéressent encore.
Martin Bohn
Léonie Varnier, présidente de l’association Batefo, a interpellé les élèves pour qu’ils retrouvent leur langue : « Dans notre monde, on a toujours peur de parler parce qu’il y a des interdits. »

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La mémoire des douleurs éprouvées la décennie passée, durant les « événements » de 1988 est tellement présente qu’on n’en parle pas. Seul ce mot pudique, « événement », revient parfois, prononcé plus bas que les autres, sans entrer dans les détails. La plaie est taboue, on masque la douleur, on tait la rancœur. Pourtant, l’histoire ensanglantée de la Nouvelle-Calédonie sourd et circule entre les mots, invisible et omniprésente. Retour sur une affaire qui a mis le feu aux poudres.

La violence légitimée
(source du récit qui suit : « Mourir à Ouvéa, le tournant calédonien », Edwy Plenel et Alain Rollat, éditions La découverte-Le Monde).
Le magistrat : François Semur, commissaire de police jusqu’en 1981, a notamment lutté contre les « menées subversives » des autonomistes bretons, indépendantistes basques, corses et militants d’Action directe.
La procédure : sept inculpés, plus de 24 témoins, près de deux semaines de débats. Un procès qui réveillera les blessures des troubles de 1984-1985.
Avocats des inculpés : Mes Chatenay, Lergenmuller et Garaud.
Les faits : 19 heures, ce 5 décembre 1984, deux camionnettes s’engagent sur la piste menant à la tribu de Tiendanite, enclavée au fond de la vallée de Hienghène. A leur bord, 17 militants du FLNKS qui sortent d’une réunion au centre culturel de leur village. A quelques kilomètres, dans l’habitation de Maurice Mitride, en bord de piste, un groupe d’une dizaine de Caldoches (métis comme la plupart des broussards de la côte Est), est aux aguets. Un cocotier a été abattu en travers de la route et les hommes, embusqués derrière des arbres, sont armés de fusils de chasse.
Quand le convoi s’immobilise devant le barrage, « dispositif de combat » selon l’expression des accusés, la fusillade éclate. Dix-sept fusils automatiques, 200 cartouches tirées. Les camionnettes s’enflamment et les blessés sont achevés à bout portant en entendant : « Sales Kanak ! Tas de maquereaux, on vous a bien eus ! » Au sol, dix cadavres, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou : Louis et Tarcisse, qui faisait le mort sous la lampe des meurtrier. Blessé, il a bougé de douleur, on l’a abattu.
L’audience d’assises se déroule dans la grande salle de la Fédération des œuvres laïques (le palais de justice a été soufflé par un attentat en décembre 1985). Des hauts fonctionnaires, coupables selon la partie civile, d’avoir laissé dégénérer une situation insurrectionnelle sur la côte est, sont absents. Ce lundi 19 octobre, Jacques Roynette, haut commissaire de la République au moment des faits, (on dit haussaire dans le langage courant, le plus haut représentant de l’Etat sur le territoire : il représente l’exécutif), s’annonce hospitalisé à Pont l’Abbé, en Bretagne. Jean-Pierre Hugues, ancien directeur de cabinet du haussaire, est retenu en préfecture de la Manche. Philippe Marland, ancien secrétaire général du territoire, est devenu chef de cabinet adjoint du ministre du budget, Alain Juppé.
Quelques mots : Avant l’issue du procès, Jean-Marie Tjibaou ne se fait guère d’illusions : « A la limite, nous sommes de trop dans cette salle, le verdict ayant déjà été rendu. » Et si le non-lieu rendu par le juge d’instruction a été infirmé, « c’est pour que la mémoire des morts ne figure pas dans la chronique des chiens écrasés. » Pessimisme aussi quant à l’avenir : « Nous ne sommes pas du côté des droits et des institutions, nous sommes en situation de révolte permanente, et cela autorise notre mort. Nous sommes des morts en sursis. » Et Jean-Marie Tjibaou s’adresse aux Européens dans la salle : « Est-ce que nous avons encore quelque chose à nous dire ? »
Me Téhio : « C’est un pléonasme de dire qu’un Caldoche sans arme n’est plus un Caldoche. Dans ce pays, on se mesure à autrui par rapport au calibre de son fusil. »
Dans la salle, séparée par la travée centrale, les deux camps s’opposent, canaques et caldoches. Regards en coins et injures marmonnées. A l’extérieur, indépendantistes et « loyalistes » se sont garés face à face. Arrive le jeudi 29 octobre 1987. Dans la soirée, quand la rumeur de l’acquittement court, les Kanak croient d’abord à une plaisanterie. Certes, ils ont toujours dénoncé la « justice coloniale à deux vitesses. » Les fourgons de police démarrent en trombe, emmenant les sept auteurs de la fusillade de Hienghène, sous les hurlements de joie des Caldoches : « On est les meilleurs ! Vive la France ! » Acquittés. Concert de klaxons bloqués, le poing levé à la portière. Un orateur FLNKS diffuse le mot d’ordre : « Rentrez chez vous calmement, pas d’incident. » Jean-Marie Tjibaou a son masque des mauvais jours. Il lâche aux journalistes : « On peut abattre les Kanaks comme des chiens, il n’y a pas de justice. Cela veut dire que la justice ne peut se faire qu’à coups de fusil. Il faut, maintenant, que le peuple kanak fasse attention et prenne ses dispositions. »
Michel Rocard dit du verdict : « On voudrait pousser au crime qu’on ne s’y prendrait pas autrement. » Seul le Front national et l’association Légitime défense se sont « félicités. »

Les événements de 1988 sont prêts à exploser : barrages de Kanak, assassinats, règlements de comptes entre voisins, incendies de maisons caldoches et métropolitaines, bâtiment de la Marine française qui canonne la côte Est avec ses pièces d’artillerie, prise d’otage des gendarmes à Ouvéa de différentes unités de l’armée, interrogatoires de membres de la tribu de Gossanah, sur l’île d’Ouvéa, avec brûlures de cigarettes, usage de matraque électrique, pendaison durant par les poignets des heures, des membres de la tribu, dont des anciens, attachés 24 heures à un cocotier, déplacement de population de tous âges, blessés kanak durant la prise d’otages abattus d’une balle dans la nuque, etc. On appelle ça encore « les événements ». Comme les événements d’Algérie, selon l’expression des autorités françaises de l’époque quand les paras pratiquaient la « gégène ». Les guerres passent et la tradition demeure. La France a toujours raté ses décolonisations ; j’en vis une et me demande si mon pays réussira la dernière. Jacques Lafleur, grand chef blanc de la Lafleurie, estime que l’indépendance sera acquise « d’ici 18 à 24 ans. »
Martin

FIN JOURNAL 8
Journal 9 décembre 1997

Ecrire mieux la France – Vue de profil – Ma jeep plantée dans le lac – Chutes de la Madeleine – Trois requins sous moi – Le journal qui m’emploie bâillonne les réfugiés chinois ; nouveaux témoignages de tortures : Etudiant dissident, il était place Tien An Men – Un autre homme marqué de cicatrices – Ils la violent jusqu’à ce qu’elle avorte – Orpheline de 16 ans, aucune nationalité, une sœur de 8 ans – Il a 26 ans, vient du Vietnam sans famille – « A l’âge de 18 ans, mes parents m’ont mariée de force »

Ecrire mieux la France
Pour la troisième fois, un collègue secrétaire de rédaction (SR) formule des remarques désobligeantes sur mes papiers. Lui qui met en page les articles en a déjà massacré certains des miens, au point que j’aie vu là une intention. Sa collègue, avec qui je suis en confiance, m’a confirmé qu’on a volontairement abîmé certains de mes textes. Elle fait partie de ceux qui apprécient à haute voix certains de mes articles.
Au retour d’un concert, j’avais loué la qualité d’un piano à queue Bösendorfer tout neuf. Un son majestueux dans l’auditorium à la belle acoustique, avec deux musiciennes de talent. Je me souviens être allé en traînant les pieds dans cette école de musique, fatigué par une journée de boulot qui m’avait donné la migraine. La musique fut si belle que fatigue et soucis se sont envolés. Hier donc, ce SR lâchait entre ses dents : « Une prof de musique qui était dans l’auditoire a trouvé ton effort louable mais ton style emphatique. » J’ai rétorqué que ce n’était pas la première fois qu’à ses yeux, j’étais coupable d’enthousiasme. Un jour, j’avais vanté la production d’une jeune artiste kanak ; ce rabat-joie prétendit m’expliquer qu’en arrivant sur le territoire, je traverserais une phase ascendante où le monde mélanésien allait me sembler tout beau, qu’ensuite je devais déchanter de manière inversement proportionnelle, pour retrouver une situation d’équilibre. Lui bien sûr avait trouvé cet équilibre puisqu’il était d’ici. Moi, j’étais dans la phase ascendante.
Aujourd’hui, c’est mon rédacteur en chef qui m’appelle : « Faites un effort, vos articles sont pleins de fautes de français. » Il ne me lit pas, c’est sûr. Normalement, je devrais me poser des questions, me remettre en cause, être rongé par le doute. Mais je connais l’homme et me demande ce qu’il cache : a-t-il reçu un témoignage ou un courrier sur mon compte qui aurait piqué sa jalousie ? Cela s’est produit. Est-il en train de réaliser que je ne le crains pas ? Il aurait raison. Je rétorque que mes articles sont souvent repris pour des « erreurs de ton », mais quasiment pas pour des fautes d’orthographe, de grammaire ni de conjugaison. Curieux – il me reconnaît cette qualité – je mène l’enquête. J’apprends auprès du chef secrétaire de rédaction qu’effectivement, mes copies sont pleines d’annotations au stylo vert.
Un exemple : j’interroge un enfant qui va poster sa lettre au Père noël. Ce petit, dents parsemées, lâche du haut de ses trois pommes : « Z’ai sizan et z’ai commandé un bateau télécommandé «. Ach katastroph ! Faute de französisch. Coup de stylo vert. Les véritables fautes de français de mes papiers, ce sont les termes trop littéraires que ces chefs ignorent. J’ai dépassé le registre de leur vocabulaire courant. Ca les indispose. Faut-il écrire comme parlent les Calédoniens qui en restent au français de leurs ancêtres où suinte l’argot du bagne et le petit-nègre de tribu ? On massacre cette langue si belle que je chéris et qui m’occupe tant.
L’exemple pertinent m’est donné dans la soirée, quand ce même chef SR me demande pourquoi je n’ai pu réaliser totalement deux reportages à la même heure. Je lui explique que je n’ai pas « le don d’ubiquité ». Le don de quoi ? Je le plaisante : « C’est va voir là-bas si j’y suis, et j’y suis. » Il saisit : « Tu vois, je ne veux pas de ce mot-là dans le journal ! » Voui missié li chef, moi compris.

Vue de profil
Au cours d’une réunion en fin d’après-midi, un homme me prenait à part pour dire : « Je ne vous ai jamais rencontré mais je connais votre signature. J’ai une proposition d’article de fond à vous faire ». Et il me redit cette phrase que l’on m’a plusieurs fois confiée : « Vous n’avez pas le ton du journal. » Je n’en ai pas non plus le profil, et il me sera confirmé que pour cette raison, je ne resterai pas dans la rédaction après mon premier contrat. Cet homme m’a confié son expérience terrible de l’alcool, et la manière dont il en est sorti. Ce qui donnera un témoignage bouleversant, publié dans le journal. L’avenir sera encore plus éloquent : Didier Gressier, c’est lui, mettra en place la prévention contre l’alcoolisme dans tout le Territoire.

Ma jeep plantée dans le lac
Isabelle est arrivée sur le territoire. J’attendais ma « petite sœur de promo « de l’école de journalisme, qui vient en reportage pour travailler chez les stockmen, munie d’une accréditation d’agence photo parisienne. Je l’emmène en balade dans ma jeep vers le sud, les chutes de la Madeleine.
La route défile, les paysages deviennent sauvages, les montagnes s’effacent et s’éloignent quand nous approchons du lac de Yaté. Les bosquets et jardins naturels de mangroves nous masquent la rive qui soudain se dévoile, précédée d’une plage de terre disparaissant vite sous une nouvelle mangrove. Nous regardons cette étendue d’eau calme, immense. Elle nous attire, il fait chaud. Une rive du lac se désertifie. J’engage la jeep dans le fossé pour atteindre la grève.
Les quatre roues motrices mordent la terre, franchissent le creux sans peine, et nous avançons sur cette terre rouge percée d’arbrisseaux gorgés de sève. Des petits sapins ressemblent à des fougères arborescentes minuscules, d’à peine un mètre quand les adultes vont chatouiller le ciel à dix ou vingt mètres du sol. La végétation du bord du lac fouette le châssis de la voiture. Les pneus tracent des parallèles dans cette terre vierge, le lac approche, le soleil écrase les détails du relief mais j’évite quand même les cailloux couleur terre. Je découvrirai plus tard qu’il ne s’agit pas de blocs de terre mais de chrome de fer, roche dense piquée de milliers de trous. Plus l’eau approche plus les traces des pneus sont profondes. J’arrête la jeep dans l’eau, roues mouillées par les vaguelettes que pousse le vent sur cette plaine liquide.
Isabelle prend des photos : l’îlot dans le lac, mon véhicule sur lequel je suis assis. Elle me propose de rouler dans l’eau et l’idée de produire une gerbe d’écume m’amuse. Je recule, lance la jeep en première et produit d’éphémères congères d’eau rougeâtre. Les pneus patinent un peu mais l’adhérence de ce petit véhicule est étonnante. Gerbe liquide. Je répète l’opération, et constate que les aller-retours dans les quelques centimètres d’eau ont retourné la terre, que la vase de latérite commence à s’amollir et glisser.
Isabelle a envie d’essayer, souhaitant une photo d’elle roulant dans l’eau. Je lui recommande juste de « faire attention ». Elle démarre et s’arrête bientôt, trop loin du bord, les pneus patinant dans le sol vaseux. J’essaie de la désembourber avec des avant-arrière rapides. Effort vain, les tours de roues creusent le sol mou, sous l’eau. La jeep est enlisée. Nous passons plus d’une demi-heure à tout essayer, en maillot de bain car tous nos vêtements sont trempés. Creuser à la main dans ce sol collant (les ongles resteront une semaine teintés d’un rouge-brun peu engageant), disposer des branches mortes, innombrables sur la grève, racines de petits arbres morts. Rien n’y fait, la roue arrière s’est enfoncée maintenant jusqu’à l’essieu.
J’aimerais trouver sans aide la solution pour dégager l’engin. Ma serviette de plage y passe, elle ne change en rien l’adhérence et je la perdrai dans les vaguelettes d’eau maintenant opaque. Je dégage les roues à la main ou avec la machette, dans ce mélange de gravillons et de terre gluante que je dépose dans l’eau à côté du véhicule. Elle revient s’y agglutiner. Nous essayons de glisser des branches sous la roue arrière la plus enfoncée : dos à la carrosserie, je soulève l’essieu. La roue sort de son trou, s’élève d’une dizaine de centimètres et Isabelle pose des branches transversalement sous la gomme. Peine perdue. Ces morceaux de bois mort, lisses et gluants, n’offrent aucune adhérence.
Tous les moyens envisageables y sont passés, il nous reste à demander de l’aide. Nous partons à pied vers la route, à environ 300 m, d’où les automobilistes nous voient au loin. Un pick-up blanc approche. Il ralentit, nous regarde. J’agite le tricot blanc que j’allais enfiler. Immédiatement, le puissant véhicule s’arrête. Il nous sortira d’affaire, me dis-je. Il trouve un accès dans la terre et vient vers nous. Nous jubilons.
Lentement, le pick-up avance au bord du lac et stoppe : « On ne peut pas avancer plus loin, explique le Caldoche, accompagné de deux femmes. Ce n’est pas un 4×4. » De fait, les roues arrière enfoncent largement dans le sol meuble. Nos véhicules sont à vingt mètres de distance et ma corde de traction ne mesure que 5 m. L’homme trouve une sangle dans son coffre de même longueur, il nous manque le double. Il avance un peu sa voiture dans le sol de plus en plus mou. Ses roues patinent. Il est enlisé. Voilà le gros pick-up planté dans la terre, vingt mètres avant ma jeep. Je suis embarrassé, le dit au conducteur qui répond avec bonhomie : « Pas de problème, j’ai fait des rallyes. On va les sortir. « Il part chercher les cailloux, que je prenais pour des mottes de terre. Le chrome de fer ressemble à une éponge pierreuse, pleine de trous, offrant une adhérence idéale pour le double problème par lequel nous communions. Tout le monde transporte des cailloux et les dispose sous les pneus du pick-up. Cause toujours, semble dire le pick-up, les roues s’enfoncent et le poids de l’engin me laisse perplexe. Je vais disposer des cailloux sous la jeep, pour essayer cette méthode nouvelle sur ma voiture légère.
Tout le monde s’y met alors, formant un tapis minéral sous les pneus larges, et montant sur les pare-chocs avant et arrière pour faire du poids. Une des femmes qu’accompagne monsieur est obèse. Isabelle me confiera qu’elle a perdu l’équilibre dans l’eau alors que j’avais tourné la tête. Sa poitrine avance presque à l’horizontale, les seins en obus, sur un ventre proéminent. Celle-ci fait le poids sur l’arrière. Monsieur monte sur l’avant et donne la consigne de tressauter pour que le véhicule adhère par à-coups. La méthode réussit. J’embraye. Les roues patinent et mordent alternativement. La jeep avance par segments et sort de l’eau comme une princesse. Victoire ! L’homme reste sur le capot jusqu’à la sortie du lac. Libération exaltante.
Je conduis la jeep dans les traces du pick-up et m’arrête, l’homme saute du pare-chocs avant, et nous attachons nos cordes. Il fixe sous le châssis l’extrémité de la sangle, terminée par un crochet double recourbé en cornes de taureau. Je lui demande si ça tiendra, une seule corne est engagée. Il m’assure que c’est bon. En vitesse lente, la corde se tend. Isabelle et la grosse femme viennent faire du poids sur mes roues arrière. Je cale, je redémarre. Il faut éviter de donner des coups sur la corde, m’indique l’homme. J’embraye donc progressivement, et tire au maximum pour extraire cet hippopotame métalleux de la vase. Sans prévenir, le crochet lâche. La corde élastique effectue une trajectoire de flèche, fendant l’air en sifflant pour venir se rassembler en une micro-seconde sous ma voiture, près des pieds nus des deux femmes à l’arrière. Je repense à la trajectoire d’une chaîne qui se brise, fouet latéral, et me réjouit que ce fussent des cordes synthétiques. Nous rattachons la sangle. En tirant doucement, le pick-up sort de son trou. Double victoire. C’est le moment de plaisanter. Nos sauveurs nous offrent une canette de soda. Nous échangeons quelques nouvelles et remercions avec insistance ces aides dévoués. Direction les chutes de la Madeleine, tout le monde est rouge de latérite et rêve d’un bain intense.

Chutes de la Madeleine
Nous rejoignons la Rivière bleue, là où un dénivelé de 5 m produit une chute d’eau renommée : les Chutes de la Madeleine. Eau douce et légère, qui tombe en cascade sur des roches noires, polies par les milliards de litres écoulés au même endroit. Le soleil se couche et produit sur ce serpent liquide creusé dans la roche un effet d’opéra naturel. Symphonie d’oranges se reflétant dans l’onde, ciel embrasé de roses qui transforment les nuages cotonneux en barbe à papas volant. Une lune bien pleine se lève face aux reflets de l’astre couchant. Elle fait, derrière les silhouettes noires des arbres tropicaux, l’effet d’un projecteur mobile. Je plonge dans l’eau chaude. La lune me suit derrière le premier plan de la végétation. Je m’écarte de la rive, la lune glisse comme une perle lumineuse sur les branches d’arbres Le calme ajoute à l’irréel du site. Seul le roulement de tambour de la chute d’eau donne une matière à cet endroit paradisiaque. Ai-je déjà aimé plus beau spectacle ? Le sol n’est plus éclairé que par le reflet froid de la lune. Le soleil s’est inhumé dans l’horizon charbonneux et sur la crête, l’ombre chinoise de ma jeep devient décor théâtral.
En suivant le courant, je m’échoue en surplomb de la cascade. Mur liquide de quatre mètres, sous lequel on peut se cacher, en descendant sur les rochers, par les côtés de la chute. Comme le fit Tintin dans Le temple du soleil, je traverse le voile d’eau et m’abrite dans une petite grotte. La roche derrière, l’eau devant, le temps s’efface. En m’asseyant à la verticale de la cascade, des trombes d’eau viennent masser les épaules, le dos, les cuisses. Je me ramollis un instant dans ce bain bouillonnant. Le jeu consiste à ne pas être emporté par la puissance du flot, ni à laisser son maillot glisser sur les chevilles, déshonneur suprême. Isabelle qui vient participer à cette lutte contre l’élément liquide, voit son maillot une pièce, déjà distendu par l’âge, se gonfler démesurément en formant sur son ventre un énorme ballon. Le tissu de lycra ne lâche pas mais ma collègue doit déclarer forfait. Nous remontons dans l’eau tranquille, plus chaude que l’air, pour nous détendre totalement et attendre que la nuit noire nous force à rentrer, marchant pieds nus sur la roche coupante, entre les hautes herbes et les sentiers de latérite glissante. La jeep nous attend. Retour pleins phares sur les pistes défoncées, un festival de couleurs et de sensations paradisiaques dans la tête.

Trois requins sous moi
Je nage sur la barrière de corail, il est à peine 7 heures ce samedi matin. Avec deux autres jeunes chasseurs sous-marins, j’ai pris la mer à 5 heures pour rejoindre en zodiac la Fausse passe de Dumbéa. L’eau est limpide. On y voit à 30 mètres. Il y a quelques minutes déjà, j’ai remarqué un gros poisson tournant derrière une patate de corail. J’allais m’en approcher pour essayer de le tirer lorsque quelque chose m’a retenu. Il nageait au loin avec une majesté superbe et j’ai remarqué sa taille. Environ deux mètres. Et son profil. Je m’approche encore, nos routes se rapprochent. Je connais cette silhouette, tout le monde reconnaît ce poisson. C’est un requin. Je suis en train de réaliser un rêve d’enfance. Voilà l’animal qui terrorise l’homme depuis des millénaires. Il continue sa route tranquille, comme un vigile effectuant sa ronde, ni plus vite, ni plus lentement. Il m’a vu forcément, mais ne me craint pas. La chasse continue.
Trois requins pointe noire plus grands que moi ondulent lentement au ras du sable, 15 m dessous. Une raie léopard leur tient compagnie. Je les observe, les suis à la palme. Images splendides de ces prédateurs du récif, attirés par les poissons que nous tuons au fusil-harpon.
Ceux-là sont assez petits – deux mètres – et non agressifs. Ils nous suivent simplement. Je veille par prudence à ce qu’ils n’approchent pas trop durant mes apnées, jetant régulièrement des regards derrière et sur les côtés. En tournant autour d’une patate de corail, un pointe noire arrive vers mes mollets. Je fais demi-tour, descend à quelques mètres et fonce vers lui. Il rebrousse son chemin pépère.
Pascal et moi cherchons un poisson perroquet qui s’est caché sous une patate à 15 m de profondeur. J’ai échoué à le rattraper, il est entré dans le corail. Pascal descend, inspecte les trous et avance brusquement son fusil dans une cavité. Un requin s’échappe en catastrophe.
Plus tard, nous plongeons à l’extérieur de la passe, sur le tombant de la barrière. Le fonds suit une courbe qui se stabilise vers 20 à 30 m avant de s’incliner pour tomber dans le bleu. Nous descendons en longues apnées sur ce plateau. C’est le côté des pélagiques, des grandes créatures. Ici, Pascal a été en compagnie d’un requin citron de 5 m. Il est vite remonté. Je rêve de voir approcher une créature géante. On dit que des requins pèlerins atteignent 15 m. Là, j’aurais une vraie frousse, alors que tout à l’heure, c’était amusant.
Les plongées nécessitent un lent palmage à la verticale, les bras tendus vers le fond, la main droite pinçant régulièrement le nez pour compenser avec la pression qui augmente. Un temps près de la roche pour inspecter les trous, guetter les poissons curieux qui s’approchent, et la lente remontée vers la surface qui s’agite dans la lumière vingt-cinq mètres plus haut.
Un thazard curieux vient nous inspecter, trop loin pour qu’on le pique. Long poisson brillant, fin et profilé. Je me dis que le tirer dans le bleu doit nécessiter une bonne réserve d’air avant de l’amener en surface. Parce qu’il doit sacrément tirer. Plus tard, un bécune (barracuda) de plus d’un mètre vient nous voir. L’un des plongeurs me dira cet animal rancunier. Un jour qu’il en avait blessé un, l’animal s’est échappé, a décrit une boucle très loin avant de revenir de nulle part pour le mordre. Les collègues, bons chasseurs, attraperont une langouste, une carangue de 7 kg et de nombreux poissons perroquets. Moi, balloté par le flot dans le zodiac, je nourris les poissons en attendant qu’ils veuillent bien rentrer.
Au retour, dans la baie de l’Orphelinat, nous doublerons une vache marine (Dugong) venue brouter les algues au fond.

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Le journal qui m’emploie bâillonne les réfugiés chinois
Suite de l’affaire des boat people. Ils vivent dans des baraquements à Tontouta, surveillés par les forces de l’ordre, nourris par le Collectif d’urgence humanitaire dont le Secours catholique. Ils n’ont pratiquement confiance qu’en les bénévoles catholiques, eux dont bon nombre se sont convertis au catholicisme durant les tempêtes subies en mer, où ils priaient tous. Plusieurs boat people se sont enfuis également parce qu’ils étaient persécutés pour leur foi chrétienne.

Le texte suivant, particulièrement long, aurait dû occuper une page de journal. Je l’ai donné à mes supérieurs hiérarchiques à fins de publication. C’est journalistiquement un gros coup. Mais l’inimitié que me portent ceux dont j’ai parlé, mon engagement pour ces personnes victimes de la xénophobie locale, et des raisons qui m’échappent, leur ont fait me répondre : « On en a déjà parlé/on ne va pas en faire un roman/c’est noël/etc. «
Ces témoignages inédits expliquent la course contre la mort de 110 personnes réfugiées sur le sol calédonien depuis deux mois. Ils ne seront pas publiés. Trois témoignages assez doux ont été écrits la veille par mon confrère. Ce sera tout. Je n’ai pas fait de scandale. J’envisageais de démissionner mais ç’aurait donné la victoire à mes adversaires, ceux qui veulent me faire tomber. J’ai cherché mon texte dans les archives du serveur informatique de la rédaction : on l’en a retiré.

Les récits des boat people progressivement traduits
Nouveaux témoignages de tortures

Quatre-vingt dix témoignages des réfugiés de Chine ont été consignés par écrit, en mandarin et cantonais. « C’est notre vie ou notre mort que vous avez entre les mains «, confient les réfugiés, qui cachaient ces feuilles. Nous ne citerons aucun nom. Douze récits ont été traduits, dont trois diffusés hier. D’autres photocopies sont envoyées en métropole pour traduction. Du président de la République à Amnesty international, le collectif d’urgence humanitaire transmet largement ces appels au secours.

Etudiant dissident, il était place Tien An Men
Cet étudiant a échappé au massacre du printemps 1989 place Tien An Men où il vit mourir des camarades. Il y réclamait la démocratie, la liberté d’expression et de religion. «J’ai peur, écrit-il. Je n’aurai pas d’autre issue que la mort en Chine, selon la «loi » chinoise ! « Il allait être baptisé par l’église catholique : la police l’a « emmené en prison, torturé et menacé de mort «. Il précise ses dates d’incarcération, 4 mois. « Je n’ai pas donné la liste des croyants ni le nom du prêtre, malgré la torture « A la sortie, il fonde une association pour étudiants et dénonce la corruption d’Etat. En 1991, il passe avec succès son examen de fin d’études. « Accusé d’être catholique, on m’a refusé mon diplôme et retiré ma carte d’identité. « Lors d’une rafle policière dans son association dissidente en 1991, il est de nouveau emprisonné pour 16 mois. Son seul abri pour dormir : les toilettes sales. Il est torturé, « doigts tordus, dent arrachée, parties génitales broyées entre les mains des gardiens. « Nous tairons des détails. Le jeune dissident quitte la Chine le 24 mars 1997, jour où son ami Tanguoquiang est assassiné.
Un médecin a constaté des lésions au maxillaire supérieur, un testicule atrophié, des cicatrices circulaires sur la jambe gauche (brûlures de cigarette), et un genou gauche douloureux de ce jeune qui boîte. Il assure : « Toutes les séquelles physiques sont compatibles avec les témoignages. Ils veillent même à différencier certaines cicatrices d’enfance pour qu’on ne mélange pas. Quand vous écoutez la personne et que des spasmes l’empêchent de parler, qu’elle se prend la tête dans les mains, s’excuse, reste digne, et ne pouvant parler, dessine les tortures subies Ca ne peut pas être du bluff. «

Un autre homme marqué de cicatrices
Un autre homme témoigne de « coups de pieds et coups de bâton sur les parties génitales « et déclare s’être réveillé à l’hôpital après opération. Les médecins ont observé des « cicatrices en fermeture éclair «, signe pour les médecins d’intervention chirurgicale.

Ils la violent jusqu’à ce qu’elle avorte
Elle a 32 ans mais se trouve enceinte d’un deuxième enfant. La police la condamne à une forte amende et pour la recouvrir, vient saisir chez ce couple pauvre tous leurs biens pour les vendre aux enchères. Obligée de travailler sans repos, la mère voit sa santé se détériorer. Son bébé réclame le sein mais sa mère n’a « plus de lait » et ne peut soigner l’aînée de deux ans, malade. Juin 1987 : « trois hommes du planning familial me ligotent et me traînent à leur bureau, parce que j’étais enceinte pour la troisième fois. La nuit même, j’étais violée à plusieurs reprises par les gardiens. Les coups de poing et de pieds pleuvaient sur mon corps. « En sang, la mère perd son bébé. L’année suivante, elle met au monde une petite fille. Les policiers découvrent cette naissance et détruisent la maison. Le mari se met en colère : il mourra en prison après six mois d’enfer sans avoir jamais revu sa femme. Désargentée, sans espoir, la jeune femme vend son fils pour sauver ses autres enfants. Elle s’enfuit sur ce bateau délabré et « appelle au secours. »

Orpheline de 16 ans, aucune nationalité, une sœur de 8 ans
Cette orpheline de 16 ans, venue avec sa sœur de 8 ans, a été élevée par une Vietnamienne qui ramait « sur une embarcation pour ceux qui voulaient traverser la rivière séparant le Vietnam et la Chine. « Sans papiers, elle ne pouvait aller à l’école ni même accoster sur une rive ou l’autre : « On nous jetait parfois des pierres quand on voulait s’approvisionner en eau et acheter à manger «. Après des années de cette vie d’errance sur le fleuve, la vieille dame leur a dit être malade : « Allez en France, pays des droits de l’homme où il n’y a pas de racisme. « Ici, les deux sœurs ont reçu des jouets par le Secours catholique. Elles se disent heureuses « comme au paradis. «

Il a 26 ans, vient du Vietnam sans famille
« Je me promenais tous les jours dans la région de Dongving, sans but, ne sachant pas où aller, comme un mendiant. « Ce jeune de 26 ans a trouvé un homme pauvre et charitable. Il demande à apprendre la religion de ses parents, morts quand il était bébé. Il commence à lire la Bible, mais « les policiers l’ont découvert «, le déclarent « libéraliste », véhiculant des idées « contraires à l’idéologie du Parti communiste chinois », et découvrent qu’il n’a pas de papiers. Son protecteur prépare en secret la fuite de ce jeune, qui embarque sur un bateau le 15 novembre 1997.

« A l’âge de 18 ans, mes parents m’ont mariée de force «
« Je n’aurais jamais cru que mon mari puisse être quelqu’un d’aussi diabolique «, confie cette jeune femme de 29 ans. Mariée de force à l’âge de 18 ans, elle découvre son époux violent, épris de « jeux d’argent, fréquentant les prostituées «, au point que leur maison soit hypothéquée. « La révolte chez une femme n’était pas tolérée dans la société chinoise. « Déjà mère d’une fille (« un couple qui n’a pas de garçon est très mal vu par la société «), elle accepte d’avoir un deuxième enfant. C’est un garçon. Aussitôt après, « des hommes m’emmènent à l’hôpital pour une ligature des trompes. « La jeune mère désespère et tente de se suicider. Elle survit au poison. Trop pauvre, elle ne peut envoyer ses enfants à l’école. Elle décide de partir pour un pays libre. Embarquement sur un bateau. L’océan à perte de vue, plus aucune provision, la tempête, le mal de mer. « Tout à coup, nous avons vu quelque chose : un bateau de la marine française. C’étaient nos sauveurs. Ils nous ont donné de l’eau potable, de la nourriture, ils étaient si gentils, et nous posaient des questions. Ils nous ont soignés ! Aucun mot ne pourra exprimer notre gratitude envers les Français. «
Martin Bohn

FIN JOURNAL 9
Quelques mots locaux

La langue calédonienne est truffée de petits mots rigolos. Ils remplissent les discussions quotidiennes avec les autochtones et fleurissent parfois leur bouche de termes peu orthodoxes. Bien sûr, les lire sans entendre l’accent caldoche leur ôte la moitié du charme. Mais un aperçu des créations lexicales sur le territoire donne l’idée de l’histoire et de la culture calédoniennes. J’aime voir l’âme d’un peuple dans sa langue et dans son accent.

Pour la suite, j’utilise l’ouvrage : « Mille et un mots calédoniens », édité par la Fédération des œuvres laïques en 1982. Je sélectionne les mots entendus, donc usités en 1998. Il va de soi qu’on entend ce vocabulaire davantage en brousse qu’à Nouméa.

A bloc – loc. adv. (du néerlandais bloc : tronc abattu). Utilisé classiquement en complément d’un verbe : « serrer à bloc » signifie au maximum. Par extension, on entend très fréquemment répondre « à bloc » à toute question qui a trait à des quantités. Dans ce cas il signifie « en grande quantité ». « Cette année, il y a à bloc de goyaves, c’est bleu ».
Acacia – Blond ou blanc, gris ou noir, acacia de bord de mer (martaoui), acacia de forêt En brousse, on apelle aussi acacias les « mimosas » ou les gaïacs.
Achard – n.m. pl. Probablement d’Inde, apportés en NC à partir de 1864 par les colons bourbonnais et leurs travailleurs malabars. Désigne les légumes, fruits et bourgeons conservés dans une sauce à base d’huile et plus ou moins épicés. Les achards sont utilisés comme condiments pour accompagner viandes, poissons, poissons, riz, etc. Achards de légumes, de citrons, mangues, bambous
Ah oua ! – s’écrit aussi Awa ! Onomatopée exprimant :
1 : la négation dans le sens de « non rien ». « Avez-vous attrapé du poisson ? – Ah oua ! Peau d’balle ! »
2 : La négation catégorique. « Tu vas à Sarraméa dimanche ? – Ah oua ! »
3 : L’étonnement ou la surprise dans le sens de « Dis pas! » « T’as vu Calédonie a perdu 3 à 0 contre Tahiti ? Ah oua ! »
A la tôle – Ecraser la pédale d’accélérateur et par extension : « J’ai pris un café à la tôle pour pas être en retard »
Aloès – Désigne aussi bien les aloès que les agaves : aloès bleu, aloès à fibre (sisal), aloès à brûlures, fleur d’aloès, piquant d’aloès qui sont tous des plantes grasses.
Allumer – v. trans. dir. Conduire vite : « Tu connais qu’avec sa nouvelle voiture il allumait ! » Frapper quelqu’un : « Y tournait autour de ma gamine alors je l’ai allumé »
Andains – Ligne ou rangée formée par l’herbe fauchée, l’amas des broussailles, arbustes et arbres (souvent des niaoulis de la savane), constitués alors au bulldozer pour assurer le sécahge puis la destruction par le feu des végétaux naturels, laissant alors le terrain prêt pour la mise en place de pâturages améliorés.
Anglais – Gros poisson rouge de la famille des lutjans, facile à prendre à la ligne mais très souvent gratteux.
Aouh ! – Cette interjection d’origine mélanésienne (Houaïlou) exprime d’une manière aiguë et pressante le désir de quelque chose, un peu l’équivalent de par pitié. « Aouh toi, donne un gâteau ! »
Aquarium – Immeuble administratif rue Paul Doumer à Nouméa, siège du secrétaire général du Territoire. Ironique. Ne pas confondre avec l’Aquarium de Nouméa, le vrai.
Arabe – descendants des Nord-Africains d’Algérie surtout, venus en deux vagues : les politiques après la révolte de 1871 en Kabylie furent déportés en NC d’abord à l’Ile des Pins puis s’établirent après leur amnistie à Nessadiou près de Bourail. (L’actuel maire de Bourail s’appelle Jean-Pierre Haïfa)
D’autres Arabes assez nombreux vinrent dans le cadre de la déportation pénale. Il existe à la sortie nord de Nouméa un Col des Arabes et un cimetière des Arabes.
Arroyo – Canal naturel ou artificiel reliant un ou plusieurs cours d’eau. Le plus connu à Nouméa est l’arroyo de l’Anse Vata.
Assemblée territoriale – Désigne l’institution politique représentative de la population. Elle a succédé en 1957 au Conseil général et dispose de larges compétences pour les matières financières et la réglementation locale. Elle est élue pour 5 ans au suffrage universel et dirigée par un président qu’elle nomme à chaque session administrative annuelle. Désigne aussi le bâtiment qui l’abrite sur le boulevard Vauban.
Astiquer – (astic = os servent à polir le cuir. En provençal, asticot = rapière) Battre (employé aussi pronominalement. S’astiquer = se battre)
« Je me suis fait astiquer par un gros Wallisien saoul »
Prend aussi le sens d’accélérer. « Astique, on va être en retard »
Aussi – Curieusement, l’une des fautes courantes consiste à utilise « aussi » comme « non plus » : « Moi aussi je ne peux pas venir t’aider »

Baboum – Traduit un bruit d’explosion qui accompagne une forte déflagration. « On a entendu des baboums dans la montagne. C’étaient des dynamites qui claquaient sur la mine ». Peut aussi désigner un choc, une affaire, un scandale, un incident qui ont fait grand bruit.
Baby-car – Néologisme né après 1945. Désigne les transports en commun, par américanisme approximatif. Ils assuraient les transports urbains et aussi les trajets de brousse, pour lesquels ils se spécialisèrent ensuite. Terme en usage essentiellement en brousse, pour désigner des déplacements spécifiques relatifs aux travaux routiers ou miniers. On entend parfois à la radio : « Rassembler une équipe de douze hommes pour lundi ; le baby-car sera à l’embranchement de la mine Bernheim à 6h30. »
Bagayou – Issu d’une langue mélanésienne, désignant l’étui pénien des hommes dans la société traditionnelle, variait en grosseur et longueur suivant le rang social et les circonstances (guerres, cérémonies, etc.)
Baigner – On baigne le bétail dans la piscine d’une station d’élevage.
Baigner se dit pour prendre une douche. « Il fait trop chaud, j’vais baigner ». Et si on énerve quelqu’un, il peut dire « Va baigner. »
Balassor
Bami – Plat d’origine indonésienne à base de vermicelles, haricots verts, chou, crevettes séchées, poulet. Bami-pâtes-jaunes, bami-pommes-de-terre. Le mot calédonien ne recouvre pas le sens qu’il a dans la langue indonésienne où il peut désigner d’autres préparations.
Banian – de l’indoustani « banyan » = marchand
Nom de plusieurs grands arbres à racines aériennes, de la famille du ficus qui sert de plante d’appartement en Europe. On distingue les banians blancs et rouges. On appelle « banians étrangleurs » le jeune dont les racines commencent à étouffer l’arbre support sur lequel la graine a commencé à se développer à partir d’une fiente d’oiseau. Avec l’écorce des racines, on fabrique le balassor. La sève du banian sert à réaliser les balles de cricket.
Baraques – Autrefois, on allait « aux baraques » pour dire fête foraine. On dit baraque pour maison, et piaule.
Barrer – Partir « Hé mam, j’barre à l’école»
Basquette – Basket francisé : panier en osier pour les provisions, désigne tout réceptacle, du genre valise de qualité assez médiocre. « Si tu vas passer le week-end à Bourail, emportes tes affaires dans ta basquette »
Bec-de-cane – Un des poissons les plus pêchés et les plus appréciés, appelé ainsi à cause de la forme de son museau.
Bécune – Nom calédonien du barracuda (Sphyraena spp), poissson chasseur qui ressemble au brochet. Souvent gratteux.
Bélicou – Oiseau mythique alimentant les histoires de chasseurs et dont la dissymétrie l’apparente fort au « dahu » de France. Il se chasse la nuit à flanc de montagne avec une paire de claquettes et un sac à maïs. Les histoires grivoises parlent au contraire d’un autre bélicou, symétrique celui-là, au point d’avoir l’œil au bout du bec.
Bengali – Petit oiseau de la famille des estrilidités (b. à bec rouge, et b. à bec bleu introduit d’Australie. Tous deux raffolent des graines d’herbe à bengali. « Perchoir à bengali » : belle paire de moustaches à pointes.
Bétail – Nom collectif des bovidés. Pour le Mélanésien, symbole d’usurpation. « Le bétail foulait nos tarodières », Louis M’Boya, tribu de Saint-Laurent. Faire du bétail (constituer et entretenir un troupeau). « C’est moi qui ai travaillé le bétail à Germain Vieux dans le Nord », Louis Dézarmagnac, Les Nouvelles-Calédoniennes 1979. Rallier, ramener, adoucir le bétail. Charger : attaquer avec impétuosité pour le calmer lorsqu’il rue. Et réciproquement : « Quand du bétail me chargeait dessus » (Mlle de Verteuil). Rabattre, marquer le bétail (au fer rouge, en versant de l’huile sur le cuir pour retarder la sensation de brûlure). Castrer, Baigner le b. (avec du produit contre les tiques, dans une piscine). Dépouiller le b. Bétail doux, sauvage, coquin (rétif), emparagé (moitié sauvage ayant constitué son parage en un point de la brousse). Gras (prêt pour la boucherie). De passage (« A Boulouparis, chez Creugnet, il y avait un paddock pour le bétail de passage »). Peau de b. (« Nous habitions une maison avec une porte en peau de bétail »)
Bétail – au singulier – « Au tournant de la route, je me suis trouvé nez-à-nez avec un bétail ». Péjoratif, individu sans éducation « Les Zozos qui nous arrivent, c’est tout du bétail ». Force d’un homme. « Charles Equoy dans le Nord, une vraie carcasse de bétail! ». « J’ai foncé comme un bétail sur la bosse et j’ai planté ma moto dans le fossé ».
Bibiche – Lance-pierre. Fourche en goyavier, bandes de chambres-à-air et basane pour lancer le projectile. Arme redoutable pour dégomater les oiseaux.
Bichlamar – Biche de mer, déformation de bûche de mer : holothuries marines (concombres de mer). Certaines espèces du lagon étaient pêchées et exportées en Asie (« trépang ») réputées aphrodisiaques. Les premiers marins qui visitèrent le Pacifique y venaient pour le trépang. L’expression est devenue symbolique de toute transaction commerciale, et a fini par désigner la lange à base d’anglais simplifié et déformé, à la grammaire sommaire, qui permit aux premiers colons, missionnaires et marchands de communiquer avec les habitants de tout l’arc mélanésien (Nouvelle-Guinée, Nouvelles-Hébrides devenu Vanuatu, Salomons, Bismarck, Nouvelle-Calédonie). Le bichlamar est devenu langue officielle de Vanuatu.
Billon d’ignames – crête de terre formée par la charrue, technique de drainage des eaux de ruissellement, un mètre de haut, allongé et souvent en croissant sur les flancs de collines ou en montagne. On distingue, après les incendies, des billons préhistoriques dans la chaîne, signe que la montagne était habitée et le territoire fort peuplé autrefois.
Binette du colon – Par dérision sans doute (car l’utilisation n’en est pas aussi fréquente qu’on le dit), chaise longue qui accueille le colon sous le manguier ou la véranda à l’heure chaude de la journée.
Blanc – personne d’origine européenne, mais qui ne traduit pas forcément la pureté ethnique car de nombreux métis se considèrent comme blancs et sont reconnus comme tels socialement. L’expression « faire du blanc » est apparue à plusieurs reprises dans l’histoire calédonienne. Elle traduisait une volonté politique d’installations d’Européens par migration organisées, notamment lors de la colonisation Feillet (1893-1904) et du boom du nickel (1965-1973). Faire le blanc : autochtones qui copient les mœurs des Européens.
Bleu – adj. couleur d’un grand amas de personnes. « La place était bleue de mecs. C’est bleu de picots dans l’coin ». Peur : « Elle a vu un requin, elle était bleue ».
Boîte à courrier – Sur le trajet du car postal (subventionné), sillonnant la brousse calédonienne, s’est instauré un esprit de solidarité entre chauffeur de car (agent des Postes) et destinataire du courrier. Le chauffeur n’a pas à descendre de son véhicule pour déposer lettres, revues et paquets ou même le pain ou la viande. Le destinataire a en effet placé sur un poteau un fût ou une touque où il a confectionné sa niche à courrier. Pour compléter son œuvre ou faciliter encore la tâche du chauffeur, il peut aussi adjoindre une pince qui retient les lettres. Mais gare à la pluie. Parfois décoré avec de la peinture.
Bon – euphémisme. Ordre quasi définitif : « C’est bon si tu arrêtes la radio! » « Il est bon ? », une des formes les plus usitées pour vous demander si ça va, souvent renforcé par ou quoi? « Salut mec, il est bon ou quoi? »
Bon à peau – à rien, vient du bagne le mot peau par ellipse de formules plus complètes désignant des intimités masculines à ne pas dilapider.
Boucan – A l’origine, viande fumée. En créole, prend le sens de poison (d’où le terme emboucaner). Arrive en NC avec la colonisation et désigner les pratiques d’ensorcellement et d’empoisonnement.
Bougna – Plat traditionnel de NC par excellence. Sorte de ragoût aux innombrables variantes selon les appros. La trame : dans une feuille de bananier, disposer les légumes (taros, ignames, etc.)
Bouteille carrée
Broussard
Bull-dogging

Cab
Cafard
Café v. Touque
Cagou
Caillasser
Caillou
Caisse à ignames
Caldoche
Camp est
Canaque
Carport
Carré
Case
Casse pas la tête
Cassis
Cerf
Chaîne
Chavirer
Chien bleu
Chier
Chrome de fer
Cinq cinq
Claquettes
Coaltar
Cochon sauvage
Coco vert
Lait de coco

Communard
Concession

Piscine – Couloir cimenté contenant une quantité d’eau et de produit tiquicide pour que chaque tête de bétail soit couverte et débarrassée de ses tiques. La piscine équipe nécessairement toute station d’élevage. Elle se situe près des paddocks et des carrés. On dit que la tique fut importée par les troupes de cavalerie américaine en 1942. Du bétail non passé à la piscine dépérit et meurt d’épuisement. Baigner le bétail se pratique chaque semaine ou tous les quinze jours. Les services vétérinaires sont inquiétés quand ils constatent une adaptation et donc une résistance des parasites aux produits chimiques.

Démographie (chiffres statistiques)

Vu ce graffiti sur le béton nu d’un immeuble sans électricité, ni vitres ni rien d’autres que du linge miséreux aux fenêtres : « la religion complice des colonisateurs blancs »
La Nouvelle-Calédonie chiffrée
février 1997

Démographie – Géographie – Faune et flore – Economie et budget – La CAFAT -Transports – Ecole – Justice -Armée – Sport et loisirs – Santé – Tourisme – Nouméa

(Source : la publication hebdomadaire du RPCR, « Les Nouvelles hebdo », 8 janvier 1998, qui ont repris des informations de l’ITSEE, Météo France, L’Office des postes et télécommunications, la Ville de Nouméa, l’UNSS, la CSP, l’Office de tourisme de Nouméa, la province Sud)

Démographie
Population : 196 836 habitants dont 100 762 hommes et 96 074 femmes en avril 1996
Province Iles : 20 877, province Nord : 41 413, province Sud : 134 546
Densité moyenne 10,6 hab/km2 (France : 101,6), mais 4,3 en province Nord pour 19,2 en province Sud et 10,5 dans les îles Loyauté. A Nouméa, 1 669,4 hab/km2 (pour 20 770 à Paris).
Ethnies
Mélanésiens : 44,1% des habitants (88 788), représentent 97,1% aux Loyauté (20 267) et 77,9% dans le Nord (32 246) contre 25,5% au Sud (34 275).
80 443 Mélanésiens déclarent appartenir à une des 341 tribus du territoire mais n’y résident pas forcément. Ainsi 28,7% de la population totale réside en tribu.
Puis viennent les personnes attachées à la communauté européenne, 67 151 soit 34,1% de la population. 89% résident en province Sud, 56,7% à Nouméa. 44,4% des habitants de la province Sud sont européens, contre 16,9% dans le Nord (6 985) et 2% aux Loyauté (426).
Les Wallisiens et Futuniens forment 9% de la population, et 93% d’entre eux sont installés dans le Grand Nouméa.
Ages
Population jeune, avec 39,5% de moins de 20 ans, (métropole : 26,1% au 1er janvier 1995), près de la moitié a moins de 25 ans, et 7,5% a plus de 60 ans. Age moyen en Calédonie : 27,7 ans pour les hommes, 28 ans pour les femmes (province Iles: 24 ans, Nord : 26 ans, Sud : 29 ans).
Taux de masculinité : 104,9% (94,9% en métropole)
Langues
29 langues vernaculaires parlées par 53 566 Mélanésiens de plus de 13 ans. Les plus pratiquées sont le drehu (11 338 personnes), le nengone (6 377) et le paicî (5 498).
Naissances et décès
12 naissances par jour, dont plus de 7 conçues hors mariage (61,4%), taux de natalité : 22,3 ä. Age moyen des mères : 27,1 ans, des épouses : 28,7 ans. Ménages de 5 personnes en moyenne aux Loyauté, plus de 4 en province Nord et 3 en province Sud. Pour les Wallis et Futuniens, 6,3 en moyenne, les Canaques, 4,9, les Indonésiens : 3,3, les Viet, 3 et les Européens, 2,8.
En moyenne, 3 morts par jour, 2 hommes et une femme, pour un taux de 5,2ä. Espérance de vie : 70 ans pour les hommes (73 ans en France) et 74 pour les femmes (80,8). Elle a augmenté de 2 ans entre 1991 et 1996.
Mariages et divorces
Moins de 3 mariages par jour, 71% célébrés en province Sud. Trois divorces par semaine soit 6ä (8 en métropole).

Géographie
Quatrième île du Pacifique par sa superficie après l’Australie (plus grande île du monde), la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Zélande. 18 575 km2, le 30e de la France. Loyauté : 1 981 km2, 70 à Belep et 152 à l’Ile des Pins.
Espace maritime immense : 1 450 000 km2 de Zone économique exclusive, soit 3 fois le sol métropolitain.
Le récif est distant de la terre de quelques kilomètres à 65 km environ. La profondeur du lagon ne dépasse pas 40 m.
Le mont Panié culmine à 1 628 m et le mont Humboldt 1 618 m. Plus petite commune : Nouméa avec 45,7 km2, moins peuplée : Farino, 701 habitants.
33 communes pour 3 provinces. Plus forts accroissements de population de 1976 à 1986 : Nouméa 231,4%, Païta 130,8% et le Mont Dore 95%. Ces trois communes se touchent géographiquement.
Météo
Moyenne annuelle : 22 à 24°C avec une faible amplitude, 7°C. Record maxi 38,8°C à Poya (province Nord).
Humidité : 75 à 82%. Record de vent : 230 km/h sous cyclone, soit 64 m/s.

Faune et flore
la Nouvelle-Calédonie fait partie des 4 premiers territoires au monde par sa biodiversité, avec 4 principaux écosystèmes : mangrove, savane, maquis et forêt.
Flore, 3500 espèces décrites dont 75% endémiques. Faune, à peu près 4300 espèces terrestres, dont 80% endémiques, 1000 poissons et 6500 mollusques. 47 espèces de lézards et geckos dont les 3/4 endémiques. 71 094 ha de terres sont des réserves protégées.

Economie et budget
Dépenses moyennes quotidiennes du Territoire : 180 M CFP, dont 23,5 aux communes, 45 à la province Sud, 29 à la province Nord et 16,5 aux Iles. Effectifs territoriaux, près de 1200 employés.
Recettes d’origine fiscales à 80% dont 2/3 d’impôts indirects (dont 75% en droits et taxes à l’importation, soit 50% des recettes fiscales totales et 40% des recettes budgétaires territoriales). Le budget des dépenses de communes représente 55 M CFP par jour dont 40% pour Nouméa.
Entreprises
3700 entreprises dont 72 qui emploient plus de 50 salariés. Trois mines employant chacune plus de 200 salariés, la SLN employant 2138 personnes au 31 décembre 1996.
Six entreprises de plus de 50 salariés dans le commerce non spécialisé, parmi lesquelles 2 dépassant 200 salariés.
Deux entreprises de production d’énergie (Enercal et EEC), elles dépassent 200 salariés.

Taux de chômage : 18,63%. Ou plus
80 589 personnes, dont 64 377 actifs occupés, 1194 militaires du contingent et 15 018 chômeurs. Taux de chômage : 18,63%. 57,2% des personnes qui se déclarent chômeurs sont inscrites à l’Agence pour l’emploi.
Les actifs occupés se répartissent à 4,6% aux Loyauté, 14,3% dans le Nord et 81,1% dans le Sud. Pour 100 femmes actives, 152 hommes (taux : 175,7 aux Iles, 186,2 dans le Nord et 143,9 en province Sud). 83,8% des actifs occupés sont salariés. 55,8% travaillent dans le privé et 27% dans le secteur public. Dans le secteur privé, 87,4% possèdent un Contrat à durée indéterminée contre 84,3% dans le public.
74,3% des agriculteurs sont mélanésiens et 90,8% des professions libérales sont européens.
3% des actifs n’ont pas été scolarisés, 3,5% des chômeurs ont un niveau d’études supérieures contre 16,9% de la population active occupée.
En 1996, 30 conflits ont été recensés, soit 13 826 journées perdues (record en 1993 : 25 010). Au total, 8 580 000 journées travaillées par an pour l’ensemble du territoire.
Revenus
enquête ITSEE de 1991
Revenu annuel moyen par ménage : 3 361 233 CFP. Par mois, 256 612 CFP, avec 295 000 CFP en province Sud et 128 000 CFP aux Iles. Un ménage en tribu gagne en moyenne 113 000 CFP contre 311 000 CFP en ville. Ménages dont l’un des membres cadre : 609 000 CFP, chômeurs : 83 000 CFP.

La CAFAT
65 583 cotisants pour 147 782 bénéficiaires
cotisations perçues : 11,13 milliards, prestations servies : 12,87 milliards.
l’Aide médicale gratuite dépend budgétairement des provinces, avec 53 055 bénéficiaires, coûtant 8,3milliards.
Mutuelle des fonctionnaires : 19 542 cotisants, 49 895 bénéficiaires avec 1,643 milliard de recettes (cotisations perçues) et 1,255 milliard prestations servies.
Mutuelle du commerce : 16 838 cotisants pour 39 721 bénéficiaires, 790 millions de recettes et 741 de dépenses
Mutuelle SLN : 4 490 cotisants pour 12 656 bénéficiaires, 176 millions de recettes et 162 de dépenses.
Mutuelle des banques : 228 cotisants, 539 bénéficiaires, 16 millions recettees, 13 millions dépenses.

Transports
Aérien
113 aéronefs civils dont 46 avions (10 commerciaux), 16 hélicos (5 commerciaux), 5 planeurs et 46 ULM.
Air Calédonie, par semaine : 46 vols vers les Loyauté et 29 pour l’Ile des Pins qui représentent 9 passagers sur 10. Autres vols : 9 vers Koné, 8 vers Touho, 2 vers Koumac et 1 vers Poum.
Fret déchargé par jour, 9,5 tonnes, contre 2,72 à l’export.
En 1991, Aircalin a transporté 35,1% des passagers des vols internationaux contre 32% pour Air France, 9,3% pour AOM, 9,1% pour Qantas et 8,8% pour Corsair (Nouvelles-Frontières).
Le port
dispose de 20 000 m2 de hangars, 720 m de quais, permettant l’accostage de navires calant jusqu’à dix mètres. Environ 1 km de quais pour navires de profondeurs diverses. Par jour, 1 à 2 navires entre dans les eaux calédoniennes.
Véhicules
5800 km de réseau routier, les routes territoriales représentant 5% du kilométrage total, les provinciales 17%, les municipales 35% et les voies urbaines, 43%.
Rond-point du Pacifique : 39 474 véhicules par jour, contre 2 357 à la sortie sud de Koné. 24 véhicules sont immatriculés chaque jour dont 4 réimmatriculations de voitures usagées (importées de métropole, etc.) 37 véhicules d’occasion sont vendus chaque jour, le quart des 66 663 vignettes vendues en 1996/1997 correspondent à des véhicules de plus de 7 ans. Parc total, environ 57 000 unités. Le taux de paiement spontané des contraventions à Nouméa est passé de 6% en 1996 à 57% en 1997.
Accidents
2 par jour, avec 3 personnes impliquées, dont 1 blessé grave et éventuellement, des morts. Les 3/4 des accidents ont lieu à Nouméa. En 1996, un mort par semaine, avec 6% de tués dans les accidents.
Téléphone
47 664 abonnés dont 87% en province Sud, sur 180 000 appels par jour, 8000 vers l’extérieur. 347 cabines publiques à cartes, 1100 cartes vendues par jour. Le n°12 (renseignements) reçoit 1200 appels par jour, 24h/24. Chaque jour, 40 personnes s’abonnent au téléphone portable (Mobilis)
OPT, 771 salariés dont 383 à la poste. La recette principale de Nouméa reçoit quotidiennement 1100 clients.
Les Calédoniens ont placé 30 milliards en compte sur livret. La masse monétaire totale de Calédonie atteint 166,610 milliards CFP.
88% de l’énergie consommmée sur le territoire provient de l’exportation. Plus de 5600 panneaux solaires ont été installés sur le territoire. Enrecal alimente 16 381 abonnés et 27 des 33 communes, EEC dessert les 6 autres communes, avec 39 341 abonnés.
PIB 1995, 329,3 milliards. Export, 50 milliards, imports 90 milliards. 92% des 13 554 t exportées chaque jour sont des produits miniers et métallurgiques. Dans le même temps, on importe 2737 t de marchandises dont les 3/4 sont des produits minéraux destinés à la production d’énergie électrique pour l’activité métallurgique.

Ecole
64 164 élèves et étudiants dont 62 415 du 1er et 2e degré. Le supérieur : 2,7% des scolarisés, le 1er degré: 56,3%. 1059 à l’Université française du Pacifique, 75 à L’IUFM. 3722 enseignants dans les 5500 postes permanents, dont 2446 enseignants dans le public. 66;6% des jeunes scolarisés à 16 ans. 78 428 personnes de 14 ans et plus détiennent un diplôme, sur un total de 140 572, soit 55,8%. 11 902 personnnes (15,2%) sont diplômées de l’enseignement supérieur.

Justice
22 affaires criminelles jugées en 1996 dont 12 pour viol ou attentat à la pudeur sur mineur de moins de 15 ans, et 2 assassinats. 41 peines de prison ont été prononcées cette même année, dont 4 de 15 à 20 ans et 20 de 1 à 5 ans. 3 178 délits jugés sur Nouméa, 166 à Koné et 69 à Wé. 207 en appel.
Effectifs, 20 magistrats du siège, 8 du parquet, 56 autres salariés dont 15 greffiers et 3 allocataires. Le barreau de Nouméa compte 29 avocats. 6 notaires et 5 huissiers pour Nouméa, Dumbéa et le Mont-Dore (fonction exercée par les gendarmes dans les autres communes).

Armée
3875 appelés et engagés en Nouvelle-Calédonie. L’armée emploie 200 civils.

Sport et loisirs
1 ménage calédonien sur 10 est propriétaire d’un bateau, 93,4% à moteur.
6,7% d budget des ménages est consacré à la culture et aux loisirs, soit 170 000 CFP annuels. 12 salles de cinéma et 1 drive-in sur le territoire (dont un seul en dehors de Nouméa, à Bourail)
38 commerces de locations vidéo, dont 28 à Nouméa. 9 musées sur le Territoire dont 3 à Nouméa. L’aquarium reçoit 65000 visites annuelles, le musée de la Ville 900.

Santé
Un médecin pour 544 Calédonien, soit 362 médecins dont 77 femmes, et 64% d’entre eux se sont installés dans les 8 dernières années. Seuls 7% ont plus de 20 ans d’exercice local. 182 spécialistes.
Taux : 184 médecins pour 100 000 habitants (294 en France)
107 chirurgiens-dentistes, 74 pharmaciens et 77 kinésithérapeutes. Dépense quotidienne pour les soins, 135 190 CFP par Calédonien.

Tourisme
Plus de 100 000 en 1997, dont 98% arrivés à l’aéroport de Tontouta. Durée de séjour moyenne, 17 jours (7 pour les Japonais, 10 pour les Australiens, 34 pour les Métropolitains)
32,5% sont japonais, 28% métro et 15,8% australiens (poken) les Kiwis, 7,4%. En 1997, l’affluence japonaise a augmenté de 32,5%. 25% ont de 20 à 29 ans, le tiers a 30 à 49 ans. Plus de 1 sur 4 est inactif. 45 640 croisiéristes en 1996 qui passent en moyenne une journée sur le territoire.
1400 chambres réparties dans 20 établissements de Nouméa et 700 chambres ou bungalows dans l’intérieur et les îles.

39 822 Calédoniens en vacances hors du territoire sur un total de 63 903 sorties du territoire en 1996 : 16010 touristes calédoniens sont allées en Australie et 10 597 en métropole soit presque 7 sur 10. Seuls 23 sont partis aux Etats-Unis, 4580 en Nouvelle-Zélande, 3 585 au Vanuatu, 1919 en Polynésie française et 939 vers Wallis et Futuna. Durée moyenne hors territoire, 24 jours.

Nouméa
76 293 habitants en 1997, 891 employés municipaux. En moyenne, 13 700 personnes transportées par jour dans les 93 bus de Nouméa sur une des 12 lignes totalisant 150 km avec 500 arrêts. 15 500 licenciés sportifs dans les clubs de la ville. 110 000 entrées annuelles à la piscine municipale. 18 900 livres empruntés par 7260 personnes. Musée de la ville, 2482 visites.
Sur 1892 animaux capturés en 1997, 273 ont été réclamés par leurs propriétaires.
Dans la ville, 2000 arbres et arbustes référencés et entretenus par les 34 employés aux espaces verts, sur une surface de 1/6e de la surface urbaine (608 ha).

 

Martin BOHN
5, rue des Frères Leca
98800 Nouméa

Le droit particulier en Nouvelle-Calédonie

Il y a longtemps eu une justice influencée par l’appartenance à telle ou telle ethnie, notamment dans l’application de la sanction pénale. Cette différenciation atteint son paroxysme dans le tragique jugement d’octobre 1987 qui mobilisait l’attention de tous les Calédoniens. Des Caldoches accusés de meurtre avec préméditation sur des Kanak se verront acquittés, ce qui déclenche les affrontements de 1988.

Justice en noir et blanc, le règlement du contentieux colonial
La question perdure, mais la vapeur s’est renversée depuis les « événements « et les accords Matignon. Maintenant, si vous avez un accident de la route avec 2 g d’alcool par litre de sang et que vous renversez quelqu’un, mieux vaut être un kanak désargenté. On vous gratifiera d’une suspension de permis de conduire, une peine avec sursis et peut-être, d’heures de Travail d’intérêt général. Ne vous amusez pas à insulter un policier si vous êtes blanc. Par contre, un jeune canaque a volé et brûlé le drapeau français parce que ne figurait pas au fronton d’une mairie « son « drapeau indépendantiste : un mois avec sursis. On ménage ce clan susceptible par l’histoire.

Un petit tour du droit, qui a parfois cinquante ans de retard sur la législation métropolitaine. Le droit du travail est ici au niveau des années 1970 en France. Comme pour tout le reste, ici ne s’effectue pour principal contrôle que celui des syndicats marxistes. Si vous êtes syndiqué USOENC, on vous exploitera moins. Un des extrémistes de cette « Union syndicale des ouvriers et exploités de Nouvelle-Calédonie « vient menacer les patrons de bloquer leur entreprise. Il ne crache par sur une petite enveloppe en échange. Pour ne pas bloquer le port de Nouméa, mes collègues rapportent qu’il aurait perçu la somme de 15 millions CFP. Syndicalisme colonial.

Le SMIC local est inférieur à celui de métropole. Et les patrons ne sont pas tous de généreux humanistes : ils donnent ce qu’ils veulent, souvent au marché noir, et traitent leurs employés presque sans contrôle. Les salaires de la SLN sont de 40 % supérieurs à ceux de la SMSP (mines).
Si dans une entreprise lambda, un membre de syndicat veut obtenir quelque chose, ses camarades viennent d’autres entreprises pour bloquer lambda. Les grèves de solidarité sont illégales, dit le petit livre rouge de Monsieur Dalloz, version droit social. On ne peut envoyer les forces de l’ordre. Ce serait le meilleur moyen d’incendier le territoire, qui serait d’un coup bloqué par tous les syndicats. On voit ainsi les mines bloquées par des indépendantistes qui réclament « l’accès à la ressource «. Ils n’ont aucun rapport avec l’entreprise qu’ils bloquent, mais considèrent que l’Etat doit leur livrer une mine toute neuve clé en main, et qu’ils ont tous les droits sur l’exploitation de la terre. C’est un des aspects du «contentieux colonial « et une des façons de le régler. Mais je doute, et ne suis pas le seul, que cela suffise à apaiser le climat pour l’avenir. Les indépendantistes sont en négociation avec les représentants de l’Etat pour obtenir cette usine du nord, qui doit être créée dans la prochaine décennie. Voici un résumé législatif des particularités locales du droit, s’appliquant non pas au sol mais à l’individu de culture mélanésienne.

Les droits fonciers coutumiers de Mélanésiens

Fondement historique
Dès le début de la présence française en Nouvelle-Calédonie, le besoin se fit sentir d’organiser la propriété foncière sur des bases solides.
Déclaration n° 18 du 20/01/1855 : relative à la propriété et l’aliénation des terres en Nouvelle-Calédonie.
Le 20 janvier 1855, le gouverneur Du Bouzet, par une déclaration officielle, délimite deux sphères territoriales propres : Les terres indigènes déjà occupées par les Mélanésiens qui restent leur propriété selon leur droit coutumier ; les terres vacantes qui jointes à celles jugées d’utilité publique, formèrent le domaine de l’Etat.
Cette déclaration réserva au gouverneur le droit d’acheter des terres peuplées par les Mélanésiens et annula les achats de terrains obtenus précédemment des indigènes, une commission se chargeant d’examiner et de valider ou non les titres de propriété déjà acquis.
Cette déclaration distingue la propriété commune et la propriété particulière des Mélanésiens sans leur accorder cependant le droit d’en disposer à leur guise. Ce droit de propriété n’est pas compris au sens du code civil. L’abusus existe mais n’est pas donné. Pour Du Bouzet, le sentiment de propriété personnelle existe, très vif : « Nul cocotier qui n’eût son possesseur. «
Cette déclaration connaîtra deux interprétations : pour les uns, le fait d’acheter leurs terrains aux indigènes est signe de leur qualité de véritables propriétaires. Les Mélanésiens sont des terriens profondément attachés au sol et ayant au plus grand degré le sens de la propriété individuelle.
Pour les autres, les indigènes ne sont pas propriétaires, ils sont seulement les usufruitiers et n’en possèdent que la jouissance. De plus, pour ces derniers, il semble préférable d’instaurer un territoire tribal collectif.

Résumé des accords Matignon, statut de la Nouvelle-Calédonie
Loi n° 88-1028 du 9 novembre 1988 préparant l’autodétermination en 1998

Art. 1er – Les dispositions de la présente loi ont pour objet de créer, par une nouvelle organisation des pouvoirs publics, les conditions dans lesquelles les populations de Nouvelle-Calédonie, éclairées sur les perspectives d’avenir qui leur sont ouvertes par le rétablissement et le maintien de la paix civile et par le développement économique, social, culturel du territoire, pourront librement choisir leur destin.

Art. 2 – Entre le 1er mars et le 31 décembre 1998, les populations intéressées de la Nouvelle-Calédonie seront appelées à se prononcer par un scrutin d’autodétermination, conformément aux dispositions de l’article 53 de la Constitution, sur le maintien du territoire dans la République ou sur son accession à l’indépendance.

Seront admis à participer à ce scrutin les électeurs inscrits sur les listes électorales du territoire à la date de cette consultation et qui y ont leur domicile depuis la date du référendum approuvant la présente loi.

Titre Ier

Les compétences de l’Etat, des provinces, du territoire et des communes

Art. 8 – L’Etat est compétent dans les domaines suivants :
– 17¡ La définition des programmes, le contenu de la formation des maîtres et le contrôle pédagogique de l’enseignement primaire, sauf l’adaptation des programmes en fonction des réalités culturelles et linguistiques.

(L’année scolaire s’achève l’été, en décembre, et la rentrée s’effectue l’année suivante, vers février-mars)

L’Etat exerce ses droits de souveraineté et de propriété sur son domaine public et privé, terrestre maritime et aérien à l’exception de la création de réserves ou de parcs naturels ayant pour objet la protection des animaux, des coraux, des minéraux et des végétaux dans les lagons jusqu’au tombant du récif corallien, dans les rades et dans la partie des cours d’eau et des étangs où les eaux sont salées. (Loi organique n° 95-173 du 20 février 1995, art. 1er)

Art. 9 – Le territoire est compétent dans les matières suivantes :

1¡ Les impôts, droits et taxes perçus dans le territoire
2¡ La réglementation en matière de santé et d’hygiène publiques ainsi que de protection sociale (Ici, pas de Sécu mais une caisse privée, la CAFAT, astreinte à aucun contrôle réel. La Cafat est épinglée par les commissaires aux comptes qui rendent des rapports éloquents sur la façon dont s’effectuent des dépenses sans surveillance ni transparence. On appelle cela tout bonnement du détournement de fonds et de l’abus de biens sociaux.)
3¡ La réglementation de la circulation et des transports routiers (la ceinture de sécurité, qui fut obligatoire quelques temps, à Nouméa, n’était mise par personne. Elle n’est donc plus obligatoire. Certains la mettent sur la route)
4¡ La fonction publique territoriale
5¡ La réglementation des professions libérales et des officiers publics ou ministériels
6¡ La réglementation en matière d’assurances
7¡ La réglementation des marchés publics
8¡ La procédure civile, l’aide judiciaire, l’administration des services chargés de la protection judiciaire de l’enfance (un travail associatif discret se développe. L’aide judiciaire est une nécessité car en justice, les Canaques sont plus souvent traduits que solvables)
9¡ Le contrôle des poids et mesures et la répression des fraudes
10¡ La réglementation des prix
11¡ Les principes directeurs du droit de l’urbanisme (lequel actuellement, n’empêche pas de bâtir absolument partout de manière illégale, si on en juge par les fondations qui s’élèvent dans des terrains instables interdits à la construction, sur les baies de Nouméa. Le BTP marche très fort, tant pour les programmes sociaux par lesquels on dépense des subventions de métropole, que par les juteux investissements privés dans des constructions d’immeubles style côte d’Azur. Avant même que les fondations soient creusées, tous les appartements sont vendus sur plan)
12¡ La réglementation et l’organisation des services vétérinaires, la police zoosanitaire et phytosanitaire
13¡ La réglementation des services et établissements publics territoriaux et la réglementation des concessions de services public d’intérêt territorial
14¡ L’élaboration des statistiques d’intérêt territorial
15¡ La construction, l’équipement, la gestion des établissements de soins d’intérêt territorial
16¡ Le réseau routier d’intérêt territorial et les communications par voie maritime ou aérienne d’intérêt territorial ; Les ouvrages de production ou de transport d’énergie électrique, les abattoirs, les équipements portuaires et aéroportuaires, d’intérêt territorial
18¡ La météorologie, les postes et télécommunications
19¡ L’organisation de manifestations sportives et culturelles et les équipements sportifs et culturels, d’intérêt territorial
20¡ Le droit du travail et, sans préjudice des actions des provinces dans ce domaine, la formation professionnelle (Droit du travail qui relève de ce que connaissait la France dans les années 1970, quand le droit social en était à ses balbutiements, et sur lequel, je crois l’avoir dit, ne s’exerce pas de contrôle à ma connaissance)
***************

Ordonnance 82-877 du 15 octobre 1982 instituant des
Assesseurs coutumiers dans le territoire de la Nouvelle-Calédonie et dépendances au tribunal civil de première instance et à la cour d’appel

Sur le territoire coexistent 2 types de statuts civils le statut civil de droit commun qui relève de la loi, le statut civil de droit local inspiré par des règles coutumières

Les litiges concernant les personnes soumises au statut civil de droit local sont actuellement réglés par les autorités coutumières ou déférés par les plaideurs devant le tribunal civil. L’ordonnance rappelle tout d’abord le rôle de conciliation rempli par les autorités coutumières des collectivités mélanésiennes de droit local.
Elle prévoit également que lorsque l’une des parties porte le litige devant le tribunal civil celui-ci se complète par des assesseurs de statu civil particulier, en nombre pair, ayant voix délibérative.
S’il est interjeté appel du jugement, la cour d’appel est également complétée par des assesseurs coutumiers. Cette mesure, qui tend à faire participer les citoyens relevant du statut civil particulier au fonctionnellement de la justice, est justifiée par le caractère très complexe des coutumes mélanésiennes dont la plupart sont orales et qui, de ce fait, demeurent d’accès difficile aux magistrats professionnels affectés dans le territoire.
Les assesseurs sont choisis chaque année par l’assemblée générale de la cour d’appel sur proposition du procureur général près ladite cour.
Une ordonnance du président de la juridiction saisie désigne ensuite les assesseurs appelés à compléter la formation du jugement.
Enfin, il est précisé que les parties peuvent, d’un commun accord, choisir d’écarter ces dispositions particulières et demander l’application à leur différend des règles de droit commun relatives à la composition de la juridiction.
Tel est l’objet de la présente ordonnance que nous avons l’honneur de soumettre à votre approbation.
RAPPORT AU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
____
Les assesseurs coutumiers
1982 : apparaît le syndic des affaires autochtones, gendarme qui rédige les décisions coutumières. L’ordonnance de 1982 permet de faire appel au juge de ces décisions. Tout en appliquant la coutume.

La majorité des requêtes canaques sont liées aux doits foncier et matrimonial (mariages, divorce, filiation, adoption). Sont alors présents aux côtés du président du tribunal des assesseurs canaques de l’aire coutumière de chacune des parties en présence, car la coutume est plus diversifiée encore que les langues kanak (28 langues, qui ne se comprennent pas). Ils sont obligés de trancher, alors qu’en tribu, des décisions sont parfois reportées plusieurs années. Et l’affaire pourrit parfois pour dégénérer en affrontement à coups de tamioc (sabre d’abattis ou machette). Se tourner vers le juge, c’est faire le constat de l’échec de la procédure coutumière. Alors, toutes les parties n’attendent plus qu’une chose : sa décision. En finir, exprimer un non-dit.
Pour les autres domaines du droit (pénal ou droit commun), la saisine du magistrat est systématique, et rarement contestée.

Pour environ 400 dossiers civils dans l’année, le juge de Koné traite une dizaine de dossiers coutumiers. En notant qu’en matière de divorce, les époux refusent systématiquement les assesseurs coutumiers au profit de la loi nationale, qui tranche clairement.
Rédaction des procès-verbaux de palabre
Sur le territoire de NC, les gendarmes sont appelés à rédiger des procès-verbaux de palabre dans le cadre de l’exécution de leurs missions de « syndic des affaires coutumières «.
En l’absence de toute définition légale et réglementaire, ces procédures, qui ne sont soumises à aucune forme particulière, ne valent qu’à titre de renseignement. Elles n’avaient semble-t-il, comme objectif que le souci de consigner par écrit l’accord intervenu entre plusieurs personnes à un instant donné sur un sujet donné.
Dans cette conception, le procès-verbal de palabre, sans grande valeur initiale, s’est progressivement transformé en une simple formalité coutumière d’autant plus facilement remise en cause par les intéressés qu’il était par trop imprécis quant au contenu même du palabre ou à la qualité des participants.
C’est pourquoi, à une époque où des enjeux économiques considérables dépendent de l’accord fiable de certaines autorités coutumières, il a été nécessaire de rechercher une nouvelle rédaction des PV de palabre accordant davantage de garanties aux investisseurs potentiels. Une étude est actuellement menée par les services du Haut-commissariat et des magistrats en liaison avec les grands chefs coutumiers.
Il n’en demeure pas moins que les PV doivent être sensiblement améliorés dans leur rédaction actuelle afin de mieux correspondre aux besoins des chefferies.
Tous les PV doivent comporter la signature du Grand chef du district coutumier concerné ou du chef de tribu s’il s’agit d’une tribu autonome. Ainsi, le responsable coutumier cautionnera ainsi de son autorité l’accord intervenu entre les participants au palabre.
Enfin, pour éviter un trop grand nombre d’absents au moment de la rédaction et de la signature de la procédure, les commandants de brigade peuvent rechercher avec les chefferies concernées, des formules dites de « journées d’audience « programmées à l’avance et permettant de regrouper éventuellement plusieurs affaires.
Le général André (Gendarmerie nationale, commandement en chef des forces de gendarmerie en NC et dépendances, le 6 sept 1991) références : art. 292 et 299 du décret organique du 20 mai 1903, art. 109, 110, 113, et 114 de l’arrêté 581 du 24 nov 1958

En fin de procédure, porter mention que lecture a été faite (date et heure) des délibérations rapportées dans le PV. Après lecture faite, les personnes concernées n’ont rien à y changer.

Etat-civil des citoyens de statut civil particulier

Loi du 21 dec 1963 adoptée le 3 avril 1967 par l’assemblée territoriale

pour compter du 1er janvier 1968, les actes de l’Etat-civil des citoyens de statu civil particulier ayant conservé leur statut personnel.

6 ; La femme mariée restera recensée dans sa tribu d’origine quel que soit son lieu de résidence.

Le nom de famille

8 ; l’identité des citoyens de statut particulier comprend 3 éléments : le nom patronymique ou nom de famille, le ou les prénom chrétien, le nom individuel mélanésien.
La femme mariée prend le nom de son époux à la suite du sien. Si l’enfant n’est reconnu ni par le père ni par la mère, l’enfant, né de père et mère inconnus, mais présumé de statut civil de droit particulier, ne sera enregistré que sous des prénoms.

9 ; (ces éléments) ne pourront être modifiés qu’à la suite d’une reconnaissance ou d’une adoption, qu’à la suite d’une décision du chef du Service territorial de l’administration générale après requête du ou des intéressés, qu’à la suite d’une décision de l’autorité judiciaire.

Rédaction des actes de l’Etat-civil et tenue des registres (mariages, dissolution, reconnaissance et adoption)
15 ; les actes seront signés par le maire, les comparants et les témoins. Mention sera faite au bas de l’acte de la cause éventuelle qui empêcherait les comparants ou les témoins de signer. Une empreinte digitale sera apposée sous cette mention par les intéressés.

Actes de naissance
art 31 ; Toute naissance devra être déclarée dans un délai de trente jours par le père ou la mère du nouveau-né, par un membre de la famille ou par le médecin ou la sage-femme ayant procédé à l’accouchement ou par la personne chez qui il a lieu, par le chef de tribu ou par toute personne ayant eu connaissance de l’accouchement.

art 33 ; l’acte de naissance énoncera ; jour (Ö) prénoms chrétiens et nom individuel mélanésien qui lui seront donnés
les âges profession domicile date filiation des père et mère et du déclarant. Si les père et mère de l’enfant naturel ou l’un des deux ne sont pas désignés à l’officier d’Etat civil, il ne sera fait aucune mention sur les registres à ce sujet.

L’adopté prend le nom patronymique de l’adoptant

Cour d’appel de Nouméa,
état sommaire de la jurisprudence en matière de relations entre le droit commun et le droit particulier
Trois questions : l’absence de primauté du statut de droit commun (I)
le changement de statut (II)
l’état de la jurisprudence en matière de droit de famille (III)

I. L’absence de primauté du statut de droit commun

Absence affirmée souvent par la CA Nouméa depuis 1990
(arrêt 3 sept 1990, Nomoigne / arrêt 21 mars 1991, Enoka Heo : admet qu’un enfant de droit commun faisant l’objet d’une adoption plénière par des citoyens de statut particulier acquiert le statut des parents adoptifs. La cour de cassation ne s’est pas prononcée sur cette question

/ 9 arrêts du 15 janvier 1992 : n° 16 à 24)

Cette absence de primauté a pour conséquence qu’un citoyen de statut particulier ne saurait solliciter l’application d’une règle de statut civil de droit commun sans avoir au préalable renoncé à son statut et donc opté pour le statu civil de droit commun (CA Nouméa 27 sept 1993, Poadae)
Il ne peut demander le divorce sur la base du droit commun (tribunal civil Nouméa Rokuad 25 janvier 1988)

Le droit commun peut cependant être appliqué en l’absence de règles coutumières : arrêt 27 sept 1993. « Il ne saurait en être autrement qu’en l’absence de règles coutumières régissant la question « (Poadae) La CA l’avait indiqué clairement dans une autre affaire. « A défaut de dispositions spécifiques sur le nom des enfants nés d’union mixte il convient d’appliquer les dispositions du code civil « (arrêt 30 mars 1992 – Poacoudou)

II. Changement de statut

« Le changement de statut est de droit dès lorsque le requérant est majeur et a exprimé de manière libre et éclairée sa volonté de renoncer à son statut d’origine « (CA Nouméa 30 mars 1992, Poacoudou)

C’est un droit personnel soumis à aucune condition, conformément à l’art 75 de la Constitution. Dès lors peu importe que cette renonciation vise seulement à donner compétence au droit commun pour trancher le litige (CA Nouméa 27 août 1990 – Rokuad)

La décision ne peut être prise que par l’intéressé. Un tiers ne le peut, fût-il le père (CA Nouméa 3 sept 1990 Nomoigne) : cela induit que le changement de statut des parents n’a pas d’incidence sur les enfants et que ceux-ci ne peuvent demander que leurs enfants changent de statut.

La renonciation est irrévocable (arrêts du 15 janvier 1992)

III. Jurisprudence en matière de droit de la famille

En matière de conséquence des unions mixtes :

UNION MIXTE LEGITIME
Art 42 de la délibération du 3 avril 1967 : « le mariage mixte je ne peux avoir lieu que devant l’officier d’état civil de droit commun «. Conséquences : le mariage mixte produit des effets de droit commun, tous les actes découlant du mariage – donc les naissances – sont enregistrés à l’état civil de droit commun (arrêt Herpet 15 janvier 1992). Jurisprudence constante : les enfants légitimes d’un couple mixte relèvent donc toujours du droit commun. Pour les enfants légitimes de parents de droit particulier dont l’un change ultérieurement de statut, 2 décisions : Tribunal civil de Nouméa, 22 mai 1989 (Rokuad) pose un nouveau principe. L’enfant conserve son statut civil de droit particulier quelles que soient les décisions ultérieures de ses parents relativement à son propre statut, jusqu’à sa majorité, où il pourra dire adieu Berthe et exprimant valablement sa propre liberté. La Cour d’appel de Nouméa a confirmé cette décision le 27 août 1990.

2 UNION LIBRE MIXTE

Ici, le souci porte sur le statut civil de l’enfant et sur son nom.
Enfant naturel d’un couple mixte reconnu par sa mère de droit particulier et ultérieurement reconnu par son père de droit commun.L’enfant conserve son statut de droit particulier (Tribunal civil de Nouméa la Blanche, 2 octobre 1989 – Nomoigne)
En application de l’article 311.14 du code civil, l’enfant a le même statut que la mère.A 18 ans, il pourra opter pour l’option de changement en sa propre conscience éclairée sur les conséquences de son choix (CA Nouméa 3 sept 1990 – Nomoigne).
(Voir arrêts 15 janvier 1992 – Tillewa Emilien, Benjia Roseline, Goropoumaha Olivier)

Une dérogation cependant quand même, au principe de l’absence de primauté d’un statut sur l’autre : l’enfant naturel d’un couple mixte reconnu par la mère de droit particulier (DP) et donc DP, ultérieurement reconnu par le père de droit mais ensuite légitimé par le mariage de ses parents : le bout de chou change de statut et se transforme en droit commun. (Tribunal civil de Nouméa 6 novembre 1989 – Nyipi-Waho, confirmé par la CA 3 sept 1990-Nyipi-Waho).
L’art 42 de la délibération de 1967 déroge à ce principe en cas de mixité de statut, elle impose le mariage de droit commun : « Cette obligation par son caractère impératif déroge au principe d’égalité des statuts et conduit à considérer que dans ce domaine le statut de droit commun est prééminent. Toutes les conséquences du mariage obéiront donc aux règles de droit commun. « Par ailleurs, pour l’article 311-14 du code civil, le mariage emporte légitimation au jour où l’union est célébrée avec pleins de dragées. De plus, en applicachion de l’art 331 du code chivil, les enfants naturels sont légitimés de plein droit par le mariage de leurs parents qui leur confère les mêmes droits et devoirs que l’enfant légitime et cette légitimation prend effet à la date du mariage (332.1 cc). Cette règle a pour intérêt pour la cour d’assurer l’unicité de statut des enfants nés avant le mariage et de ceux à naître.

EN MATIéRE D’ADOPTION
Le droit commun prévoit actuellement l’adoption simple ou plénière. Le droit particulier repose sur l’art 37 de la délibération de 1967 : « L’adoption est régie par la coutume et fondée sur le consentement des familles intéressées « (Notez bien, ce n’est pas le consentement de la mère, mais de sa famille. Ce détail induit que la petite maman peut protester : en vain)
Principe : dans l’adoption plénière de droit commun, en cas de discordance de statut entre adoptants et adopté, l’enfant perd son statut d’origine pour rejoindre celui des adoptants, sans avoir manifesté quelque volonté. Ca marche dans les deux sens : droits commun et particulier. C’est donc une exception au principe de prééminence de la volonté au changement de statut.

Trois situations possibles :
*L’adoption d’un enfant DP par 2 citoyens DP. La pratique coutumière connaît le don simple (provisoire) et le don définitif.
*L’adoption d’un enfant de DP par deux citoyens de droit commun : droit commun
*L’adoption d’un enfant de droit commun par deux citoyens DP : changement de statut au profit du Droit particulier (CA Nouméa 21 mars 1991 – Enoka-Heo) Le conseil consultatif des autorités coutumières du territoire a exprimé son souhait dans ce sens. Le conseil insiste sur l’opportunité de solliciter l’avis du conseil de clan avant toute décision.

EN MATIéRE DE NOM PATRONYMIQUE

Elle a posé problème pour l’enfant naturel de droit particulier. La pratique coutumière : l’enfant porte le nom de sa mère quand elle seule le reconnaît, le nom de son père quand il le reconnaît, quel que soit le moment, (avec l’accord de la mère et de la famille). Le statut particulier consacre cette pratique. L’article 35 de la délibération de 1967 précise que la reconnaissance n’est possible qu’avec l’accord du parent déjà connu ou à défaut de la personne qui élevé l’enfant.
NB : La pratique administrative du STAG et de la DIRAG n’a pas retenu ces règles et a toujours appliqué celles du code civil notamment quant à la chronologie des reconnaissances et ce dans tous les cas même quand le père était de droit particulier.

EN MATIéRE DE TUTELLE

1 Tutelle des incapables majeurs
La règle pour les citoyens de statut particulier renvoie à la coutume, la jurisprudence en a récemment tiré la conséquence en déclarant les tribunaux judiciaires incompétents pour en connaître.
Tribunal civil de Koné 4 avril 1990 (Ounemoa) se déclare incompétent au motif que Ounemoa relève du statut civil particulier qui s’étend aux règles concernant l’état et la capacité des personnes et que par application de la délibération n° 360 du 8 décembre 1971 et de la loi n° 70-589 du 9 juillet 197, les dispositions du code civil relatives aux régimes de protection des incapables majeurs ne sont pas applicables aux citoyens de ce statut particulier.
CA Nouméa confirme le 27 août 1990. Pour la cour qui reprend les dispositions de la loi du 9 juillet 1970 (art 1) relatives au statut civil de droit commun dans les TOM, l’arrêté du 15 dec 1971 et l’article 75 de la constitution de 1958, le législateur a entendu n’étendre dans les TOM les dispositions relatives aux incapables majeurs qu’aux seuls citoyens relevant du droit commun.
L’affirmation d’une différence de statuts dans la Constitution de 1946 et de 1958 conduit à considérer qu’il existe légitimement des droits civils différents liés au statut personnel.

PROCEDURE DE DISSOLUTION DU MARIAGE DE CITOYEN DE STATUT PARTICULIER

Certaines juridictions de droit commun envisagent à l’avenir de se déclarer incompétentes au motif que le changement de statut est inopposable à l’autre conjoint marié selon les règles coutumières et que ce sont ces règles qui ont prévalu lors de la célébration qui doivent s’appliquer pour sa dissolution.

FIN

 

L’histoire religieuse calédonienne

Synode des évêques, assemblée spéciale pour l’Océanie

Aujourd’hui, les populations d’Océanie affrontent des changements significatifs qui ont commencé avec la 2e Guerre mondiale, alors que le Pacifique se transformait en terrain de bataille et en zone militaire stratégique. Jusqu’alors, la région vivait en paix, sans souci du monde extérieur. Conséquence de cette guerre, la situation commence à changer lentement, de façon inévitable. L’idée de démocratie est introduite, de nombreuses petites îles prennent leur indépendance politique, la Guerre froide se termine et la ceinture du Pacifique voit grandir son importance économique.
Dans de nombreux cas, l’Océanie essaie aujourd’hui de trouver sa propre identité dans ses relations avec les autres continents. Après les nombreuses années de dépendance coloniale, la région cherche comment réaliser une plus grande autosuffisance de ses habitants grâce à l’unité dans la diversité, à la coopération au sein d’une concurrence amicale et à une interdépendance accompagnée d’autonomie. Toutefois, bon nombre se rendent compte qu’une véritable autonomie politique et économique, ainsi qu’une identité culturelle propre, doivent prendre en considération les autres zones du globe et leurs habitants.

L’Océanie est christianisée après tous les autres continents. Les puissances coloniales avaient conscience de ce que la découverte d’un continent au-dessous de la Croix du Sud aurait complété leur carte géographique du monde. Elles le nommèrent « la Terre du Sud (Terra Australis) de l’Esprit Saint ».
A l’exception des îles Marianne, au XVIe siècle, l’Océanie commence à recevoir des missionnaires catholiques au XVIIe siècle, avec une accentuation au XIXe. L’Eglise entend répondre aux besoins des colons et des explorateurs, mais aussi évangéliser les autochtones. Ce n’est qu’après la 2e Guerre mondiale que certaines populations des îles du Pacifique entrent en contact avec des explorateurs étrangers et des missionnaires chrétiens. Les explorateurs espagnols et leurs équipages étaient accompagnés par des aumôniers franciscains. Parfois, ils jettaient l’ancre dans la baie de l’une des îles qu’ils visitaient et célébraient une messe sur le rivage. En 1595, une messe fut ainsi célébrée sur l’une des îles Salomon.
La première initiative missionnaire en Océanie fut commandée par la reine d’Espagne Marianne, en 1668. Elle envoie des Jésuites de Philippines vers Guam, aux îles Mariannes. L’entreprise espagnole n’était pas dénuée d’intentions militaires. Une initiative semblable fut ensuite lancée sans succès vers Tahiti. Mais les organisateurs commerciaux et politiques des expéditions coloniales n’étaient pas vraiment motivés par des intérêts religieux. Souvent, l’activité missionnaire n’était tolérée que lorsqu’elle servait ces intérêts commerciaux ou colonisateurs. Après l’Espagne la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et plus tard, les Etats-Unis se lancent dans la colonisation de l’Océanie.
1827, Léon XII demande à la Société des Sacrés-Coeurs de Jésus et Marie d’installer des missions à Hawaï. Les premiers prêtres arrivent en 1831 et sont immédiatement déportés par les protestants déjà sur place. Ils reviennent en 1833 et pénètrent progressiement dans les autres îles et en Nouvelle-Zélande, à partir d’Hawaï et Tahiti, puis directement d’Europe. En 1837, Mgr Pompallier atteint avec les premiers Mariste français les îles Wallis et Futuna. Quelques mois plus tard, ils débarquent en Nouvelle-Zélande. Des efforts visent à établir une mission en Nouvelle-Bretagne en 1881. En 1882, le P. Ferjus débarque avec des missionnaires du Sacré-Coeur sur l’île Yule, et commencent à prêcher sur la côte de Papouasie. En 1896, le P. Limbrock conduit avec succès un groupe de missionnaires de la Société du Verbe divin pour bâtir une mission sur la côte de Nouvelle-Guinée. La première hiérarchie en Australie est établie en 1842.

1672, sur la côte de Guam, Diego Luis San Vitores, prêtre jésuite espagnol, est assassiné pour avoir baptisé la fille mourante d’un chef local. Il est considéré comme le protomartyr des Mariannes.
1841, un prêtre mariste français, Pierre Chanel, est martyrisé à Futuna, après un bref apostolat sur l’île. Il est considéré comme le premier saint et patron de l’Océanie.
1855, Mgr Jean-Baptiste Epalle est le premier évêque à être victime de violence. Après une attaque des tribus indigènes sur l’île Woodlark en Papouasie-Nouvelle-Guinée, il meurt sur le bateau qui le ramène aux îles Salomon.
Etc.

En Mélanésie, l’Eglise affronte la tradition indigène du « cargo cult », le culte qui tombe du ciel. La pensée théologique critique cette culture traditionnelle, accompagne la venu du progrès industriel et partant, des difficultés culturelles à ces populations. Après s’être transférées dans les villes, nombre de personnes désertent l’Eglise, qu’elles perçoivent comme une communauté réservée à l’élite de la société. Dans leur situation, elles ont le sentiment de n’appartenir à aucune classe.

Sectes. Très développées en Nc comme dans tous les pays neufs sur le plan chrétien. Les fausses doctrines attirent un grand nombre de personnes impressionnables et sans méfiance aussi bien dans l’Eglie que dans la société, soumettant de cette façon un grand nombre de familles, et même parfois des communautés entières, à la division et aux difficultés.
Les sectes offrent une expérience intense et émotionnelle à certains catholiques qui n’ont jamais été capables d’atteindre une expérience semblable à l’intérieur des services liturgiques de l’Eglise. La musique, les chants, les révélations privées, les visions et le fait de parler des langues nouvelles jouent un rôle déterminant dans cette attraction, qui frappe notamment les jeunes. Elles présentent une vision rassurante et figée d’une société en pleine évolution, avec des codes moraux inflexibles. Par la taille réduite de ses groupes, elles apportent un semblant de chaleur humaine aux plus faibles des membres de l’Eglise qui se sentent perdus dans les grandes assemblées.

En Océanie, les peuples qui ont conServé leur culture indigène évaluent la vie humaine non seulement comme une réalité physique individuelle ou actuelle, mais comme une plénitude dynamique offerte au sein de la communauté ancestrale. Ils conçoivent sans peine Dieu comme la vie en plénitude, partagé avec eux à travers les ancêtres de la communauté. Vivre en communauté, c’est partager la vie. Selon ce point de vue, la morale est vue comme la réponse au désir de porter la vie à sa plénitude. La vie morale est un mouvement de la personne vers un accomplissement en Dieu. Pour ces peuples, la morale est vécue, la responsabilité individuelle est assumée en vue de la vie et des valeurs communautaires. La liberté est comprise par rapport à la communauté à sa floraison ou à son déclin. Il peut y avoir un sens si fort de communauté entre le peuple et Dieu qu’Il peut être conçu comme possédant cette vie.

 

Commentaires de Ghislaine
Très intéressant. A développer avec des dossiers complets sur chacun des sujets.
Où sont les Caldoches que tu voulais rencontrer et défendre contre les on-dit, ceux du Nord, ceux de Koné ?
Continue, je suis critique mais n’aurais jamais pu faire le 10e de ce que tu as fait. La tâche est dure ! bon courage, quoi qu’il en soit, tu poses toujours le doigt sur des choses, des événements qu’on aimerait ne jamais voir et tu nous les fais voir. Mission accomplie !
Courses
Il me semble que je saisis peu à peu l’humour canaque. Il touche à la terre, au combat, et un geste qui nous paraîtrait rude (bousculer quelqu’un dans une mise en scène), les fait éclater de rire.
Tribunal-faits divers
Je repense à cette remarque d’un confrère. Il me rapportait qu’au tribunal, une femme entendait argumenter qu’un de ses proches n’avait pas violé une femme, puisqu’il était seul. « Dans ces cas-là, il l’a juste bourrée. Un viol, c’est quand il y en a au moins cinq. » Je suspecte ce confrère de manquer de fraternité.
Un nouveau, Zoreille de surcroît (on abrège en disant « Zor »), représente une nouvelle cible pour le défoulement des langues de vipères. Enculé d’zor ! En d’autres temps, on eût dit « coquin de sort », mais ça n’a aucun rapport.
jeudi 14 août
Miam miam
n°2 : plus drôle que le n°1, l’acclimatation est faite ?
Théâtre indépendantiste : IMPORTANT – névroses profondes
n°3 Bonnes observations, attention aux jugements trop rapides, ne pas généraliser.
JOURNALISME : pas de retraite – à publier avec dossier argumenté
n°4 Tintin au pays des Caldoches () pitizenfants
sombrant dans l’alcool par ennui (Qui dit ça ?)
Discours d’anciens (Explication de texte intéressante à faire)

GUEULE CASSEE (superbe)
l’analyse du sous-préfet (important)

NEHOUTA (j’aime les détails. Est-ce à cause de la présence d’un blanc, qu’on remet la discussion sur le tapis, à cause de toi ?)

Le sentiment d’avoir appris (la nonchalance ?)

n°5 réactions : Bravo, très bien.

n°6 Morts : idem en Afrique (marionnettes)
André Téin-Hyouen : à développer
Adoption : voir Pascal
Sourds : Voir Emmanuel Laborit, qui refuse intervention et appareil pour revendiquer cette différence.
Sous la robe popinée : voir Mireille (médecin), pousse-au-viol (normal)
Journal tolérant avec les puissants : (pas fou le chef)
Pas habitué le pauvre (je ne crois pas qu’il fut surpris, à toi d’être intelligent pour réaliser un travail approfondi sans froisser les personnalités caldoches et kanak
Les narines grands ouvertes (superbe ! Ce n’est pas le porc qui pue- mais l’homme n’a pa su nettoyer une porcherie. Qu’en est-il chez lui?)

n°7 Ouégoa : on a frôlé l’affrontement
La population n’est pas prête à lire ou à entendre de telles choses. Cela ne ferait qu’accélérer une psychose déjà existante et provoquerait rivalités entre nord- sud kanak-caldoches
le haussariat ne peut pas toujours jouer le rôle d’arbitre et préfère laisser faire

comme le dit la rumeur : (mauvais)
Pour raisons sanitaires, l’approche est interdite (il y a bien d’autres raisons
les autorités parleront volontiers une fois l’affaire classée. Mais sais-tu le nombre de fax, coup de fils et réunions entre Paris – les ministères les autorités locales. Ca chiffre !

Billet pas publié (Hélas. Ce sont les journalistes qui trinquent. Vous n’auriez été que de simples touristes à bord, on ne vous aurait rien dit. Mais de toutes façons on va vous surveiller de plus près et vous donner d’autres rubriques à mettre sur papier.)
FIN
(les Nouvelles ne peuvent pas défendre l’opinion de ses journalistes. En prenant parti, tu déranges et ne résous pas le problème. Si j’ai bien compris on ne te laisse qu’un rôle d’observateur, tu n’as pas le droit d’y insérer ton opinion. Chacun son rôle. Pourquoi crois-tu qu’il n’y ait qu’un seul journal sur le territoire?)